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de la bourgeoisie au peuple, elle a passé des villes aux campagnes. C’est partout le même scepticisme, la même absence d’idées et de convictions : nul enthousiasme pour aucun système, pour aucune politique, aucun plan arrêté, aucune foi en un principe ou en une doctrine dont l’on veuille poursuivre la réalisation. La puissance des intérêts, puissance respectable sans doute, parce qu’elle est d’une certaine façon une force morale, possède seule de l’efficacité et de la vertu ; elle est seule consultée, elle est le seul guide et le seul mobile des partis. Elle a, il est vrai, sauvé le pays du chaos ; mais, si l’on peut considérer les idées comme une nourriture dont le corps social a besoin pour se soutenir, il est certain que l’idée d’intérêt, que ce goût du bien-être divinisé à l’envi, tout aussi bien par la bourgeoisie que par le socialisme, n’est point pour ce grand corps moral une nourriture substantielle et salutaire. Le jour où la société ne reposerait plus que sur le sentiment des intérêts, le jour où la propriété ne serait plus défendue que par le code civil et toutes les baïonnettes que l’on voudra, l’ordre social n’aurait plus de garanties suffisantes. C’est par l’idée de devoir et de droit qu’il s’établit, se conserve, se perpétue ; il dépérit ou prospère, suivant qu’elle s’affaiblit ou se fortifie. C’est la sève de l’arbre ; à mesure qu’elle s’épuise, les branches se dessèchent l’une après l’autre ; un coup de vent les sépare du tronc, et il ne faudrait qu’une tempête pour coucher ce vieux débris sur le sol.

La société d’aujourd’hui n’en est pas là, j’en conviendrai volontiers. Il y a, si l’on veut, dans les individus et dans la masse, dans la vie privée et dans la vie publique, l’honnêteté et la probité que commande naturellement l’opinion avec ses regards curieux, alertes, et la sanction plus ou moins équitable de ses jugemens. Malheureusement toutes ces vertus se traînent humblement terre à terre sans énergie, sans essor. Pourquoi ? Parce que le souffle d’en haut, une inspiration religieuse leur manque ; parce qu’il y a incertitude ou plutôt indifférence dans les esprits ; parce que les vieux principes de croyance ont disparu sans que d’autres principes les aient remplacés ; parce qu’à la suite de révolutions sur le terrain de la science, de bouleversemens politiques dans lesquels les croyances se sont vues engagées, la discussion, le désenchantement, ont ruiné l’antique foi sans qu’une foi nouvelle ait pu s’établir sur les ruines irréparables du passé.

C’est la grande plaie de ce temps-ci, et à la lueur de nos récens orages quelques intelligences semblent l’avoir entrevue. Tel qui n’avait autrefois nul souci des choses supérieures et se tenait pour satisfait des simples enseignemens de la métaphysique rationnelle porte aujourd’hui les yeux avec inquiétude sur ce glacial scepticisme dont les consciences paraissent frappées. On se demande, à la vue de ces luttes du matérialisme qui attaque la société et de l’intérêt qui la défend,