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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/1036

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et Dryden, nous n’avons plus à nous en étonner ; qu’il se soit raillé de Keats et de Wordsworth, rien de plus aisé à comprendre. « Même dans un chant d’amour, s’écrie l’auteur du Nouveau Timon, l’homme doit écrire pour des hommes. Loin de moi les notes empruntées, les roucoulemens à la mode, plus puérils que Wordsworth, plus brillantés que Keats ; loin de moi les pots-pourris pastoraux qui font tinter aux oreilles assoupies des airs tennysonniens[1]. » Une pareille critique est bien absolue. En la lançant, il est clair pour moi que M. Bulwer a été sincère : je doute qu’il ait été fort prudent. Il ne faut pas l’oublier, le monde réel ne se compose pas seulement de ce que l’esprit peut y avoir perçu et compris. Une femme aimée n’est pas tout entière dans ses contours, sa couleur et son poids ; c’est bien aussi un élément authentique, une partie positive de son être, que le je ne sais quoi qui fascine et trouble celui qui l’aime. M. Bulwer ne s’est pas assez souvenu de cette vérité. Présentée sous une autre forme, sa boutade signifie simplement qu’il n’a pas éprouvé ce que Wordsworth, Keats et Tennyson ont exprimé ; que, pour lui, n’existent pas les électricités et les invisibles agens capables de produire chez certaines organisations les sensations particulières dont se sont inspirés ces trois poètes. De la sorte il nous a lui-même fait toucher du doigt les limites de son individualité poétique. Nous savons pourquoi sa manière de sentir la nature est rarement neuve : c’est qu’il est abstrait et systématique comme on ne l’est guère d’ordinaire que dans le Midi ; c’est qu’il est de ceux qui marchent enveloppés des idées qu’ils se font des choses et qui emploient leur activité à combiner ces conceptions de mille manières et à en déduire les conséquences, au lieu de l’employer à observer les choses elles-mêmes, à entrer en contact direct avec elles. Il peut avoir et il a eu en effet sa valeur à lui, son genre spécial d’originalité ; mais ses mérites n’ont rien de commun avec ceux du poète instinctif, de ce naïf observateur qui sans cesse déchire le voile des apparences sous lesquelles sa raison est habituée à se représenter l’univers, et qui, en se mettant ainsi en rapport immédiat avec la réalité même, acquiert parfois le don d’exprimer ce que toute idée nouvelle ne fait jamais qu’interpréter : des impressions jusque-là inobservées et inexpliquées, des influences exercées par des propriétés naturelles encore indéfinies et indéfinissables pour la science.

Ce n’est pas à dire cependant que M. Bulwer n’ait pas, lui aussi, des cordes sonores qui envoient des vibrations émues plutôt que des pensées. Chose à noter, il possède précisément cette espèce d’enthousiasme qui distingue presque toujours les organisations où domine la faculté

  1. Alfred Tennyson, voyez sur ce poète, l’article de M. Forgues dans la Revue du 1er mai 1847.