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règne dans le camp, un arbre mort qui craque sous la brise, le croassement d’un corbeau, le mugissement lointain d’un bison, suffisent à répandre une alarme folle qui se propage de l’animal à l’homme et produit un mouvement d’inexprimable confusion. Il est difficile, pour ne pas dire impossible, de se faire une idée d’une de ces estampidas[1]. On voit d’abord les chevaux dresser les oreilles, aspirer par leurs naseaux dilatés la terreur qui semble souffler d’un point de l’horizon à l’autre, puis décrire en trottant de larges cercles autour du camp. La peur se communique, comme l’électricité, des chevaux aux bœufs ; les hennissemens et les mugissemens se confondent ; bientôt le sol tremble sous le pied des animaux effrayés, qui n’entendent plus la voix de leurs maîtres, et qui prennent avec fureur une course désordonnée, soit vers le camp, dont ils fouleront les tentes, au risque de se briser eux-mêmes contre les chariots, soit vers l’immensité des plaines, où ils ne tardent pas à disparaître au milieu d’un tourbillon de poussière. Malheur alors au cavalier négligent qui n’a pas entravé ou attaché sa monture, comme au conducteur de chariots qui n’a pas fortement assujetti ses boeufs, car nulle puissance humaine ne peut arrêter leur élan indomptable : le cavalier ne retrouvera plus son cheval, le bouvier perdra ses bœufs sans espoir de les rattraper jamais. Il faut se résigner à continuer à pied une route de plusieurs centaines de milles, à abandonner ceux des chariots qui ont perdu leur attelage. Une estampida est certes un accident des plus redoutables dans le cours d’un long voyage comme celui des prairies.

Dans une de ces paniques, la philosophie de M. Falconner, le voyageur anglais, est mise à une rude épreuve. Son cheval, bien que d’une égalité d’humeur remarquable, ne peut résister à la contagion de la peur, et, pour comble de disgrace, au moment où l’alarme gagne le camp, il n’a pu être déchargé que de la plus petite partie de son bagage scientifique et culinaire. M. Falconner assiste d’un œil effaré au naufrage de sa cargaison. Les octans et les baromètres jonchent le sol, la théière et la casserole battent bruyamment les flancs du cheval, et ne font que redoubler sa terreur. Enfin, tout ce tumulte s’apaise, les bêtes de somme sont maîtrisées après mille efforts, et M. Falconner n’a plus qu’à recharger ce qui lui reste de son bagage, tout en constatant douloureusement que son thermomètre marque cent degrés au-dessus de zéro, et que son baromètre s’est livré aux plus étranges écarts.

Ces estampidas avaient été, je l’ai dit, les seuls incidens qui eussent assombri les premières marches de la caravane. À l’exception d’un jour et d’une nuit où l’eau manqua, et où les voyageurs purent pressentir les angoisses de la soif, tout s’était borné aux fatigues inséparables d’une

  1. Mot espagnol qui veut dire course folle.