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la recette. Ce départ précipité avait empêché mon compagnon de se lier plus intimement avec la jeune Dugazon, qu’il avait reconnue pour une de ses compatriotes. Le récit du voyageur, émaillé de loin en loin de quelques-unes de ces exagérations provençales, qui sont à la gasconnade ce que le poème épique est au fabliau, m’avait d’abord amusé ; mais insensiblement la fatigue et le froid reprirent le dessus, et je cessai d’écouter. Bientôt le méridional, vaincu lui-même, s’enveloppa la tête dans son manteau, cacha ses pieds sous les coussins de la banquette, et s’assoupit en grelottant.

L’heure ordinaire du repos était également venue pour moi, et les habitudes sont des créanciers qu’on ne peut ajourner impunément. Endormi par la fatigue et réveillé par le froid, je restais flottant entre deux influences contraires. La diligence avançait lentement avec des intermittences de haltes et d’efforts qui exaspéraient ma gêne jusqu’à la souffrance. J’apercevais vaguement, à travers le vitrage glacé, des buissons chargés de neige bordant la route comme des fantômes accroupis, des arbres qui dressaient à chaque carrefour leurs rameaux noirs semblables à des bras de gibets, de grandes friches auxquelles la neige, entrecoupée de bruyères encore vertes, donnait l’aspect d’un cimetière à l’heure où les morts viennent étendre leurs linceuls sur les tombes. Le tintement des clochettes de l’attelage, le bourdonnement de la voiture vide et ébranlée par les cahots, les grincemens des essieux fatigués, formaient je ne sais quelle harmonie pénible et monotone qui ajoutait à l’effet de ces lugubres images. Tout à coup la voix du postillon s’éleva dans la nuit. Le chant de cet homme, que je ne voyais pas et qui semblait venir d’en haut, complétait, pour ainsi dire, mon hallucination. Il psalmodiait d’un accent plaintif et prolongé une de nos traditions villageoises, espèces de sagas inédites dont chaque jour emporte un lambeau avec les vieilles mœurs et les vieilles crédulités. C’était l’histoire d’une de ces filles-fées condamnées à subir, pendant certaines heures, une métamorphose qui la laissait sans défense et sans pouvoir. La fable et l’air avaient bercé ma première enfance ; tous deux m’arrivaient à travers mon demi-sommeil sans l’interrompre : c’était comme un lointain écho du passé, et ma mémoire achevait d’elle-même les mots et les modulations commencés.

Celles qui vont au bois, c’est la fille et la mère ;
L’une s’en va chantant, l’autre se désespère
— Qu’avez-vous à pleurer, Marguerite, ma chère ?

— J’ai un grand ire au cœur qui me fait pâle et triste ;
Je suis fille sur jour et la nuit blanche biche,
La chasse est après moi par haziers et par friches.

Et de tous les chasseurs le pie, ma mèr’, ma mie,