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reprit le sujet en sous-oeuvre et raconta l’histoire toute nue des exilés de Sibérie ; il la raconta si bien et si simplement, que sa narration est un des chefs-d’œuvre de notre langue. Le livre de Mme Cottin n’existe plus.

Les Acadiens rapportent donc qu’une jeune fille de Port-Royal, fiancée la veille à son amoureux et embarquée par l’ordre tyrannique de Chatham à bord d’une autre frégate que sa famille et son fiancé, fut déposée loin de ses parens et de ses amis sur les côtes de Pensylvanie ; qu’un vieux prêtre catholique débarqué avec elle l’aida de ses conseils et de ses soins ; qu’ils traversèrent ensemble le Delaware, le Massachussets et le Maine à pied, dans l’espérance de retrouver le père ou le fiancé ; que de bonnes ames catholiques vinrent à leur secours, et qu’enfin ils rencontrèrent, vers l’embouchure du Wabash qui se jette dans le Mississipi, un fragment de leur colonie acadienne.

Ils montèrent sur la barque qui portait ces débris de leur nation et descendirent ensemble le grand fleuve. C’était le mois de mai. Le bateau conduit par les rameurs acadiens suivit le courant d’or aux flots larges et rapides, emportant sa troupe d’exilés, pauvres naufragés qui avaient perdu leur patrie, leurs frères, leurs soeurs, leurs belles prairies d’Opelousas et leurs toits bien-aimés. Ils cherchaient à retrouver leurs familles dispersées, et depuis bien des jours, entraînés par les eaux redoutables du fleuve, ils traversaient les forêts profondes de ces solitudes. La nuit, ils allumaient des feux et campaient sur la rive. Tantôt ils rencontraient un rapide, et leur barque était lancée comme une flèche ; tantôt ils glissaient sur la lagune, au milieu d’îles vertes semées de cotonniers au panache aérien, et les pélicans blancs marchaient gravement auprès d’eux. Bientôt un vaste horizon se découvrit à leurs regards ; le paysage s’aplanit ; voici les maisons blanches des planteurs, les cabines des noirs et les petites tourelles des pigeons domestiques. La courbe majestueuse du fleuve s’arrondit vers l’orient ; le bateau des exilés entre dans le bayou[1] de Plaquemine. Ici tout change d’aspect ; les eaux errantes se répandent sur le sol argileux comme un vaste tissu aux mailles d’acier. Les cyprès du rivage tombent et s’inclinent en arches lugubres sur la tête des voyageurs ; leurs ogives ténébreuses sont chargées de mousses éternelles, bannières et draperies noires de ces cathédrales naturelles. Aucun bruit. De temps en temps, le héron, qui va regagner son nid sous les cèdres, fait entendre son pas mesuré ; on entend l’éclat de rire du chat-huant qui crie à la lune. Les colonnades de cèdres et de cyprès blanchissent sous le rayon nocturne qui glisse au loin sur les eaux et brille par intervalles irréguliers. Tout est vague

  1. Étendue d’eaux courantes et peu profondes répandues sur un grand espace ; ce mot est spécial à la Louisiane.