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laissée ne tarda pas à se dissiper. Je finis par trouver tout naturel l’étonnement de ces hommes à la vue d’un Européen qui venait seul défricher un lot de terrain considérable. Sans doute, ils jugeaient cette entreprise au-dessus de mes forces, et leurs avis bienveillans n’avaient d’autre but que de me détourner d’une tâche périlleuse ; mais je m’étais promis de ne plus reculer. Je connaissais maintenant l’emplacement qui m’appartenait, et, sans me résoudre encore à le défricher moi-même, j’avais hâte d’aller voir par mes yeux le parti qu’on en pourrait tirer. Ce qui manque le moins aux États-Unis, ce sont les voies de communication ; ce qui manque souvent, ce sont les moyens réguliers de transport. De là la nécessité de faire parfois de longues traites à cheval. Ma concession était située à vingt-cinq lieues de Guyandot je pouvais faire le trajet en deux jours. J’allais me mettre en quête d’un cheval, quand je fus accosté par le jeune garçon qui était venu chercher le cavalier nommé Township.

— Si vous désirez vous rendre au Red-Maple, me dit le petit drôle d’un air déluré, je puis vous procurer ou une embarcation de choix pour remonter le Guyandot jusqu’à ce domaine, ou un bon cheval pour y aller par terre.

— Et qui vous a dit que je voulais aller au Red-Maple ?

— C’est Township.

Entre les deux moyens de transport qu’on m’offrait, je choisis le cheval. Il fut convenu qu’au point du jour, le lendemain, un guide viendrait me prendre à l’auberge où j’étais logé. En effet, les premières clartés de l’aube blanchissaient à peine le ciel, quand j’entendis le piétinement de deux chevaux sous les fenêtres de ma chambre. Je jetai de la croisée un coup d’œil dans la cour de l’auberge, et j’aperçus le jeune garçon de la veille déjà en selle et tenant en bride l’autre cheval qui m’était destiné. Je ne me fis pas attendre, et nous nous mîmes en route.

— Vous connaissez le chemin qui conduit au Red-Maple ? demandai-je à mon jeune guide.

— J’y suis allé vingt fois pour affaires, reprit-il, et je vous y conduirais les yeux fermés.

Je ne désirais pas en savoir davantage. Comme je ne parle anglais que quand j’y suis forcé, je préférai garder le silence pour examiner à mon aise le pays que nous traversions. Les traces de cultures et de défrichemens y devenaient de plus en plus rares, et le paysage prenait à chaque pas un caractère plus sauvage. Notre route côtoyait la rivière du Guyandot. Aux talus adoucis qui la bordent près du village avaient succédé de nombreux escarpemens. Les eaux, grossies par la fonte des dernières neiges, jaunies par les éboulemens de terrains, assombries par les bois épais qui interceptaient le soleil, grondaient avec un bruit lugubre entre deux berges à pic, sillonnées de veines de houille. Après