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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/24

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avoir perdu de vue le cours de la rivière, nous l’entendions encore mugir au loin. Dans les plaines sablonneuses comme dans les sombres sapinières, rien ne trahissait la présence de l’homme. Quelquefois seulement nous rencontrions les débris d’une hutte ou les souches noircies d’arbres consumés. Ce ne fut que vers le coucher du soleil que des champs de maïs et quelques troupeaux disséminés dans les savanes nous annoncèrent une habitation. Bientôt, derrière un rideau d’arbres que la cognée avait laissés pour abri aux terres défrichées, se montra une farm (ferme : c’est ainsi qu’on appelle les habitations perdues dans ces déserts) avec ses murs en troncs d’arbres superposés horizontalement, et sa longue et svelte cheminée de briques rouges, qui semblait servir de contrefort au bâtiment de bois. Une enceinte de barrières soigneusement peintes en vert, des vitres nettes et transparentes comme du cristal de roche, tout indiquait l’aisance et nous promettait une comfortable hospitalité pour la nuit. Au moment où je faisais signe à mon guide de se diriger de ce côté, le galop d’un cheval retentit sous les voûtes sonores de la forêt. Je tournai brusquement la tête, et je vis arriver derrière nous, monté sur un magnifique coursier frison, mon mystérieux donneur d’avis du bar-room de Guyandot. Cette apparition inattendue réveilla en moi le vague sentiment d’inquiétude auquel venaient de faire diversion les douces et sereines impressions de ma course à travers les bois. La figure de Township exprimait une contrariété très vive, et le regard qu’il me lança en s’approchant de nous était presque menaçant. Après quelques mots échangés à voix basse avec mon guide, il piqua des deux et continua sa route au galop, sans même se retourner vers moi. Peu d’instans après cet incident, nous mettions pied à terre devant la ferme. Avant d’y entrer, je crus devoir interroger James (c’était le nom de mon guide) au sujet de ce Township, qui paraissait animé à mon égard de dispositions si peu bienveillantes.

— Quel est cet homme ? lui demandai-je.

— C’est Township.

— Ah ! Et vous ne savez rien de plus sur lui ?

— Rien.

— Mais a-t-il par hasard quelque raison de m’en vouloir ?

— Pas encore.

— N’avait-il pas l’intention de s’arrêter dans cette habitation ?

— Oui.

— Et pourquoi passe-t-il outre ?

— Pour ne pas dormir sous le même toit que vous.

— Ne pouvez-vous me dire au moins quels sont les motifs d’une si étrange conduite ?

James secoua la tête d’un air mystérieux.

— Écoutez, me dit-il : s’il y a des gens qui veulent se mettre en contravention