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Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/273

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oui, il me punira pour ce manque de foi. L’homme que vous avez rencontré sera l’instrument de sa vengeance. Pourvu que cette vengeance ne s’étende pas sur tous les miens ! En attendant que la haine de ce misérable se satisfasse sur moi, n’agite-t-elle pas déjà les Indiens, dont elle anime les passions aveugles contre les émigrans américains ? Ne voyez-vous pas que les Américains seuls sont frappés, et n’avez-vous point deviné ce que cela veut dire ?

Une troupe d’hommes, qui apportaient sur un brancard une nouvelle victime de ces attaques quotidiennes, passa devant nous en ce moment. Nous nous rangeâmes devant le funèbre cortège. À la lueur des torches, nous avions reconnu le malheureux qui venait d’être frappé : c’était Lewis de l’Illinois. Je ne pus m’empêcher de frémir en songeant à ces paroles du vaquero : « Lewis et moi, nous sommes quittes ; je n’ai plus rien à lui reprocher. » Je serrai silencieusement la main du squatter, qui, à la vue de ce cadavre, sentit se réveiller sa fureur contre le meurtrier présumé de Lewis, et poussa un de ces blasphèmes grossiers par lesquels l’Américain soulage trop souvent sa colère ; puis nous nous dîmes adieu, et je rentrai dans ma cabane en rêvant aux moyens de quitter le plus tôt possible cette terre maudite.


III

Un mois s’était écoulé depuis notre arrivée en Californie, et d’implacables passions s’étaient déchaînées parmi ces hommes placés tour à tour sous les influences contraires de la convoitise, du découragement et de la peur. Le caractère américain s’était, pour ainsi dire, transformé ; une population mixte avait pris naissance sous mes yeux ; l’austérité, la rudesse virile de la race anglo-saxonne, avaient fait place à une sorte de corruption brutale, où l’on retrouvait tous les vices des Mexicains dépouillés de leur native élégance. Sous le ciel de la Californie, au milieu de ces rochers sillonnés de veines d’or, les hommes venus des bords de l’Ohio et de l’Hudson oubliaient chaque jour les vertus modestes qui avaient fait la gloire de leurs ancêtres ; ils apprenaient l’orgueil, la dissimulation, la débauche, et, en s’initiant à l’art du chercheur d’or, ils adoptaient ses mœurs : en un mot, ce n’étaient plus des squatters que je voyais autour de moi, c’étaient déjà presque des gambusinos.

Les attaques des rôdeurs indiens, qui se renouvelaient presque chaque nuit, ne contribuaient que trop à entretenir cette démoralisation. On vivait au milieu d’inquiétudes et d’émotions continuelles qui, à la longue, auraient suffi pour abattre les plus fermes caractères. Chaque association d’émigrans devait se partager en deux groupes, l’un chargé de garder les tentes pendant que l’autre travaillait dans la campagne.