Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/378

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui serait si funeste. Qu’il nous suffise actuellement de le constater et d’appeler l’attention la plus sérieuse de tous ceux qui aiment la grandeur et, avant tout, l’indépendance de la patrie, sur le danger de ces oscillations de l’opinion, qui tant de fois, dans le passé, a compromis notre marine : l’opinion, mobile comme la mer, capricieuse comme elle, terrible dans ses colères et dangereuse encore lorsqu’elle flatte. L’onde, pour être aplanie, n’en recèle pas moins des abîmes.

N’oublions pas 1815. La France était à bout de ressources ; son trésor à vide commandait impérieusement des économies. La marine fut tout d’abord sacrifiée. On lui reprochait les dépenses qu’elle coûte, et, en effet, la marine, cette grande victoire de l’homme sur la nature, la marine est coûteuse comme une bataille gagnée. Ce n’est pas seulement en France qu’on se plaint des dépenses excessives de la flotte, c’est partout où il y a une flotte. En Angleterre, où la marine est la raison d’être de la puissance nationale, il ne se passe pas d’année où la discussion du budget n’amène de vives réclamations contre l’accroissement des charges qu’elle impose. Passez l’Océan. En Amérique, le congrès entend les mêmes doléances. Jefferson, l’un des sages de l’Union, l’un de ses grands citoyens, vous dira[1] : « Dans la dernière guerre (avec l’Angleterre en 1814), notre marine nous a relevés aux yeux des autres nations ; cependant c’est un instrument bien dispendieux. Il est reconnu qu’une nation qui pourrait compter sur douze ou quinze années de paix gagnerait à brûler ses vaisseaux pour en construire de neufs après ce terme. Les dépenses qu’on y consacre doivent donc dépendre des circonstances. »

L’Union américaine a-t-elle pour cela brûlé ses vaisseaux ? Ces circonstances que Jefferson admet comme règle dominante n’ont-elles pas, au contraire, impérieusement exigé que la flotte fût accrue ? Si, néanmoins, cette considération a pu se produire, avec l’autorité d’un tel homme, dans l’assemblée des représentans d’un peuple dont la navigation fait en partie la richesse, qu’on juge de l’impression qu’elle devait exercer sur une nation ruinée et dégoûtée des entreprises de la mer ! Aussi, pour citer le témoignage d’un bon juge[2] : « Dans les premiers temps de la restauration, les ministres de la marine se présentaient devant les chambres sans plans, sans combinaisons ; ils demandaient des crédits calculés bien moins sur les nécessités de la marine que sur les facultés embarrassées du trésor. » Et pas une voix dans les chambres ne protestait contre cet entraînement sur une pente funeste. Heureusement un ministre, dont ce sera l’honneur dans l’histoire d’avoir compris l’intérêt d’avenir, de dignité, qui s’attache pour la France à la marine, eut l’énergie de défendre

  1. Correspondance de Jefferson, t. II, p. 242.
  2. M. Boursaint, Ecrits divers, (1832), p. 163.