Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/740

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était contenté de contenir l’ennemi, ce qui avait dû être facile à un général disposant de pareilles forces et attaqué aussi tardivement. Cependant, ce feu de mousqueterie se prolongeant fort avant dans la nuit, on put craindre qu’un combat acharné n’eût lieu sur ce point et que l’ennemi, masquant sa marche par de vives attaques de flanc pour nous contenir, ne s’y fût porté avec des forces très considérables. Je revins donc à la Sforsesca, très inquiet, mais espérant y recevoir quelques nouvelles de notre aile droite.

Je retrouvai le roi à la Sforsesca. Satisfait de cette première journée, le roi avait déclaré qu’il bivouaquerait au milieu de la brigade de Savoie. Figurez-vous un champ de bataille jonché de cadavres, éclairé par l’incendie d’une vaste ferme ; en arrière, un monticule sur lequel est établi le régiment ; les armes en faisceaux étincellent aux rayons de l’incendie et aux feux du bivouac. Dans l’endroit le plus sec, sur deux sacs de toile, est étendu le roi, enveloppé dans une couverture de laine, la tête appuyée sur un sac de soldat. Autour de lui se tiennent silencieusement ses aides-de-camp couchés à terre, les uns dormant, les autres plongés dans de cruelles inquiétudes, car tous ont des fils ou des frères à l’armée et peuvent craindre pour leurs jours. À la tête du roi, on voit debout, semblables à deux statues, deux valets de pied en grande livrée rouge. Le visage du prince, ordinairement pâle et jaune, est presque livide ; sa bouche à chaque instant se contracte et imprime à son épaisse moustache des mouvemens convulsifs, tandis que sa main gantée, soulevée par une pensée que n’a pas domptée le sommeil, s’étend par momens vers le camp ennemi, s’agitant et traçant dans l’espace des ordres incompréhensibles, ou semblant conjurer quelque esprit invisible. Cette scène ne s’effacera jamais de mon souvenir. Elle avait, malgré le succès de la journée, quelque chose de saisissant et de lugubre qui chassait le sommeil de nos yeux et nous livrait aux plus sombres méditations. Plusieurs sentinelles, appuyées sur le canon de leurs fusils, regardaient avec surprise et curiosité leur roi ainsi endormi, tandis qu’un de ses officiers d’ordonnance ramenait sur sa poitrine la couverture que, dans ses rêves étranges, il rejetait à chaque instant. Pauvre prince ! peut-être dans ce moment avait-il l’intuition des fatales nouvelles qui allaient lui parvenir ! Peut-être l’avenir se dévoilait-il à son mâle courage ! ou peut-être aussi, bercé par la passion qui agitait toute son ame pour l’indépendance de l’Italie, voyait-il dans ses rêves l’aigle à la croix d’argent s’abattant sur les sommets des Alpes tyroliennes et déchirant de ses serres l’aigle à double tête !

Vers une heure de la nuit, le capitaine Battaglia et le prince Pio arrivèrent à la Sforsesca ; ils éveillèrent le général Chrzanovvski et lui donnèrent les premières nouvelles de notre droite. La première division, arrivée à Mortara dans la nuit du 20 au 21, avait pris position dans la