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Toutes ces expressions sont aussi justes qu’énergiques, parce qu’elles sont toutes de sensation et créées par le besoin. »

Ce n’est certes pas Delille qui se serait avisé de prendre de ces notes-là dans ses rapides excursions aux champs, et Le Brun lui-même, qui médita si long-temps un poème de la Nature d’après Buffon, passa toute sa vie, comme on sait, de l’hôtel Conti et des Quatre-Nations au Louvre, ce qui laisse peu de place aux fraîcheurs des sensations de mai traduites dans le langage.

Chênedollé, au reste, nous donna l’exemple de ce qui est à faire quand on aime sincèrement la nature et l’étude. Dans la retraite de ses dernières années, tout en observant de plus en plus le doux spectacle des champs, il revint sur les lectures du passé et se mit à aborder directement ceux des grands modèles qu’il n’avait qu’entrevus jusque-là. Sur une même page de son journal de 1823, je lis de lui ces charmantes ébauches des impressions de la journée :

« 28 août. — J’ai revu aujourd’hui avec délices tous les travaux de la moisson, j’ai vu scier, j’ai vu lier, j’ai vu charrier. Rien ne me plait comme de voir un atelier de moissonneurs dans un champ ; j’aime à voir les jeunes garçons se hâter et défier les jeunes filles qui scient encore plus vite qu’eux ; j’aime à entendre le joyeux babil des moissonneurs ; j’aime à entendre les éclats de rire des jeunes filles si gaies, si folles, si fraîches ; j’aime à les voir se pencher avec leurs faucilles, au risque pour elles de montrer quelquefois une jambe mieux faite et plus fine que celle de nos plus belles dames. Cette vue irrite les désirs dans le cœur du jeune homme ; on fait une plaisanterie, et la gaieté circule à la ronde :

Verbaque aratoris rustica discit Amor.

J’aime à voir le métayer robuste lier la gerbe et l’enlever au bout du rustique trident ; j’aime à voir le valet de la ferme qui la reçoit debout au haut du, char des moissons, et le char comblé s’ébranler pesamment dans la plaine.

« J’aime à voir glaner le pauvre. Laissez-lui quelques épis de plus :

Laissez à l’indigent une part des moissons.

« J’aime tous les travaux champêtres ; j’aime à voir labourer, semer, moissonner, planter, tailler, émonder les arbres, aménager les forêts.

« Je jouis du blé vert, et j’en jouis en moisson.

« En mars, je ne connais rien de beau, de riant, de magnifique, comme un beau champ de blé qui rit sous les premières haleines du printemps.

« Depuis trente ans, je m’occupe de l’étude de la nature. Je l’observe sans cesse, je m’étudie sans cesse à la prendre sur le fait. »

Puis tout à côté il écrivait (ce qui concorde si bien) :

« Je suis presque bien aise d’avoirs appris, le grec tard. Cela présente la pensée sous de nouvelles couleurs et ouvre à l’esprit de nouveaux horizons. L’étude d’une langue, surtout d’une langue très riche et qui a de belles formes, retrempe et rajeunit l’imagination. Avant de lire Homère dans le grec, je pressentais