Page:Revue des Deux Mondes - 1849 - tome 2.djvu/836

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’idée qu’elle n’est pas morte vierge. Il me semble qu’il n’y avait point d’homme digne de la serrer dans ses bras.

« C’est avec une réflexion bien douloureuse que je m’aperçois que j’ai perdu de ma sensibilité. Sans doute j’ai été profondément affecté de sa mort, mais cette femme adorable n’est pas regrettée aussi vivement et aussi dignement qu’elle mérite de l’être. L’année dernière, je n’aurais pas survécu à un coup aussi terrible.

« Celui qui n’a pas connu Lucile ne peut pas savoir ce qu’il y a d’admirable et de délicat dans le cœur d’une femme. Elle respirait et pensait dans le ciel. Il n’y a jamais eu de sensibilité égale à la sienne. Elle n’a point trouvé d’ame qui fût en harmonie avec la sienne ; ce cœur si vivant, et qui avait tant de besoin de se répandre, a d’abord tué sa raison et a fini par dévorer sa vie.

« Il me vient une pensée effroyable… Je crains qu’elle n’ait attenté à ses jours. Grand Dieu ! faites que cela ne soit pas, et ne permettez pas qu’une si belle ame soit morte votre ennemie. Ayez pitié d’elle, ô mon Dieu, ayez pitié d’elle !

« Lucile est un exemple bien terrible du pouvoir des imaginations fortes. L’alliance perpétuelle de son imagination et de son cœur avait fini par tuer sa raison. Mais qu’elle était touchante dans son égarement ! On ne lui a jamais surpris un mouvement qui ne fût parfaitement noble et parfaitement délicat.

« Que de combats ce cœur si triste et si passionné a eu à rendre contre lui-même, et que les souffrances de l’ame ont dû être grandes pour avoir détruit aussi vite un corps aussi robuste et aussi bien organisé !


« Quelle joie elle eut de me revoir à Rennes ! et comme le sourire vint tout à coup éclaircir les ombres de ce visage si doux et si profondément mélancolique ! Je n’oublierai jamais l’espèce de reconnaissance qu’elle me témoigna pour avoir détruit, par ma présence inattendue, les impressions fâcheuses qu’on avait cherché à lui donner contre moi. On voyait qu’elle me savait bon gré de lui rendre encore la possibilité de m’aimer.

« Je n’essaierai pas de peindre la scène qui se passa entre elle et moi le dimanche au soir. Peut-être cela a-t-il influé sur sa prompte mort, et je garde d’éternels remords d’une violence qui pourtant n’était qu’un excès d’amour. On ne peut rendre le délire du désespoir auquel je me livrai quand elle me retira sa parole en me disant qu’elle ne serait jamais à moi. Je n’oublierai jamais l’expression de douleur, de regret, d’effroi, qui était sur sa figure lorsqu’elle vint m’éclairer sur l’escalier. Les mots de passion et de désespoir que je lui dis, et ses réponses pleines de tendresse et de reproches, sont des choses qui ne peuvent se rendre. L’idée que je la voyais pour la dernière fois (présage qui s’est vérifié) se présenta à moi tout à coup et me causa une angoisse de désespoir absolument insupportable. Quand je fus dans la rue (il pleuvait beaucoup), je fus saisi encore par je ne sais quoi de plus poignant et de plus déchirant que je ne puis l’exprimer.

« Devais-je imaginer que, l’ayant tant pleurée vivante, je fusse destiné à la pleurer si tôt morte ?