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appointemens, vous le voyez aussi, conduisent trop souvent au développement des appétits et à l’usurpation ; car, même en république, même au théâtre, la royauté est toujours de mise, puisque Mlle Rachel préfère l’exil à sa royauté perdue.

Voyons cependant la situation de Mlle Rachel au Théâtre-Français, qu’elle a d’abord, nous sommes les premiers à le reconnaître, fait prospérer, qu’elle pourrait faire prospérer encore, si elle avait autant de chaleur d’ame que de talent, et si elle savait, si elle pouvait comprendre l’honneur qui lui en reviendrait. Mlle Rachel jouit d’un traitement de 42,000 francs pour neuf mois de service ; avec ses feux, c’est plus de 4,700 francs par mois (trouvez-vous que l’état soit assez magnifique par le temps de misère publique où nous sommes !), et pour ces 42,000 francs. Mlle Rachel donne terme moyen, pendant ces neuf mois, de 40 à 50 représentations tout au plus au Théâtre-Français ! Une seule année, la première de son sociétariat, en 1842, elle en a donné 72. Son service au Théâtre-français est, pour ainsi dire, son temps de délassement, puisqu’en ses trois mois de congé et de voyages elle donne plus de représentations qu’en neuf mois à Paris ; un journal racontait récemment qu’elle avait joué 85 fois en 90 jours pendant son dernier congé ! Il paraît que le chiffre exact est de 83, au dire même des amis. C’est, certes, bien employer son temps. Pourquoi Mlle Rachel n’a-t-elle pas la même ardeur quand elle joue pour la caisse du Théâtre-Français ? L’illustre la grande tragédienne, comme disent les journaux, ne le verrait pas dépérir entre ses mains ? La littérature contemporaine lui devrait aussi quelque souvenir, si elle savait, comme l’ont su dans leurs temps Talma et Mlle Mars, doter une œuvre de 150 à 200 représentations, et lui faire produire les 40,000 fr. de droits d’auteur que l’École des Vieillards a valus à Casimir Delavigne. Les rares auteurs d’aujourd’hui que joue Mlle Rachel ne connaissent guère ces traditions des temps fabuleux, et, quand une pièce faite pour Mlle Rachel arrive, après mille difficultés, à sa 25e ou 30e représentation, c’est presque une exception. Adrienne Lecouveur n’a pas encore eu cette bonne fortune, et s’est vu interrompre au milieu de son succès. Nous laissons tirer la conséquence.

Ainsi, Mlle Rachel, malgré son beau talent, est une médiocre sirène pour attirer les poètes et les auteurs. Eh bien ! que le Théâtre-Français sache prendre son parti : si Mlle Rachel ne consent pas à se laisser administrer et à faire loyalement son service, à le faire avec la moitié de l’ardeur qu’on lui voit déployer pendant ses congés, que le Théâtre-Français la laisse partir, puisqu’elle ne sait ou ne veut pas le sauver. La demi-présence, le mauvais vouloir de la tragédienne, ce n’est pas la santé, n’est-ce pas une lente consomption ? Son départ sera le signal de la crise qui amènera peut-être le salut. En fortifiant, en renouvelant cette troupe décimée, en rappelant l’ardeur, l’activité et l’ensemble, qui seuls peuvent faire vivre un théâtre d’une vie à lui, d’une vie régulière et honorable, une administration sage peut revoir de meilleurs jours, mais en n’oubliant jamais qu’on peut, qu’il faut être de son temps, sans méconnaître le culte des souvenirs. Le Théâtre-Français a 300,000 francs de subvention annuelle, 115,000 francs de rentes sur le grand livre, en tout 415,000 francs. Outre cette belle dotation, l’état, lui laisse et doit lui laisser sa salle sans loyer ; c’est le plus clair bénéfice qu’il ait eu à la révolution de février. Ce sont là des ressources qui doivent porter leurs fruits, si elles sont bien employées,