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LA VIE MILITAIRE EN AFRIQUE

fardeaux. Tout s’agitait avec calme. Encore quelques instans, et la ville improvisée allait disparaître. Déjà le froid du point du jour se faisait sentir sans nous piquer trop vivement. Assis au coin d’un feu improvisé, nous pestions contre le général, qui, après nous avoir réveillés de si grand matin, ne donnait pas encore le signal du départ. En ce moment, le colonel Berthier revint de l’état-major. « Messieurs, nous dit-il, faites charger les armes ; je ne sais trop quelles sont les nouvelles, mais il paraît que les Flittas, soulevés par Bou-Maza, se disposent à nous disputer le défilé de Tifour. La colonne suivra en effet ce chemin, pendant que la cavalerie passera par Zamora, ainsi que le goum[1] du khalifat Sidi-el-Aribi[2]. Le peloton de M. Paulz d’Yvoie restera seul avec le général et lui servira d’escorte. Allons, messieurs, hâtons-nous, et, dans dix minutes, en marche sans sonneries. »

Ceux d’entre nous qui connaissaient l’histoire de cette partie de l’Afrique ne furent pas étonnés de la menace des Flittas. Toujours remuans, agités, indociles au joug, même au temps des Turcs, ils n’avaient jamais reconnu qu’avec peine l’autorité de la France. Constamment excité par les prédications fanatiques des Cheurfas, cet esprit de lutte et de haine trouvait un puissant secours dans les difficultés dont le pays des Flittas est hérissé. Pour arriver à ces hauts plateaux formant la plus grande partie de leur territoire, mamelons sans fin de terres admirables et fertiles au-delà de tous les rêves, il faut traverser des défilés boisés du plus difficile accès : buissons de lentisques mêlés de chênes verts offrant partout un abri et une embuscade ; ravines et déchiremens de terrain où se peuvent cacher des milliers d’ennemis. Vous avez vu à Versailles ces arbres touffus, arrondis par le ciseau des jardiniers de la vieille école française : eh bien ! dans le pays des Flittas, Dieu est le seul jardinier ; mais, pour le plus grand tourment des généraux qui doivent y mener des colonnes, il a donné aux lentisques la forme des plus parfaits quinconces des jardins de Louis XIV. À l’est, une partie de ce territoire que l’on nomme Guerboussa est presque impénétrable : c’est la citadelle, le repaire, où pendant long-temps les Flittas, ces rebelles incorrigibles, ont toujours trouvé un refuge. Montagnes affreusement déchirées, ravines succédant aux ravines, partout des bois épais, des cavernes aux entrées étroites disparaissant au milieu des taillis et des terres grisâtres, voilà le Guerboussa.

Les Arabes ont un dicton : « Quand la queue des chevaux se hérisse, c’est signe de poudre ! » La veille, nous faisions en riant cette remarque, et aujourd’hui le hasard ou la fortune donnait raison au proverbe

  1. Réunion des cavaliers irréguliers du pays.
  2. Ouled-Sidi-el-Aribi, notre lieutenant arabe pour tout ce pays. Il appartient à l’une des plus anciennes familles de la contrée.