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peine si nous faisons des tragédies ! Oh ! la belle avance que vous faites aux lettres françaises, messieurs les Belges ! À la bonne heure il a vingt ans ! Si, il y a vingt ans, la contrefaçon eût été abolie à Bruxelles, à l’heure où l’esprit et l’imagination de la France étaient en pleine floraison, à l’heure où l’Europe charmée s’abandonnait au charme inespéré de tant de livres merveilleux écrits en pleine verve, en pleine nouveauté, en pleine jeunesse, alors en effet la loi projetée eût été la bien-venue.

Ainsi se passent dans cette ville champêtre les heures du jour, à lire, à rêver, à se souvenir, à oublier, à prêter l’oreille du côté de la France pour savoir si quelque grand bruit ne va pas troubler votre sommeil. La nuit venue, et voilà la difficulté de la vie des eaux, il faudrait à toute force rester chez soi, si chaque soir le jeu, magnifique comme les joueurs qui ont tout gagné ou qui n’ont plus rien à perdre, n’appelait pas les étrangers à une fête nouvelle. Tantôt un de ces grands chanteurs vagabonds, une de ces grandes cantatrices dépaysées, tantôt l’opéra-comique et le vaudeville abrités dans une salle charmante, ou bien le bal en petit costume quand ce n’est pas le bal en grande toilette ! Chaque soir s’illuminent du haut en bas les vastes salons de la Redoute, et, puisque le nuage tombe du sommet de ces montagnes en nuée fine et pénétrante, allons à la Redoute. C’est déjà, savez-vous, une rare surprise en ce moment de rencontrer sur le bord de ces précipices, au milieu de ces forêts, au penchant de ces torrens, ce palais, ces lumières, ces voûtes chargées de peintures, et sous ces voûtes mêlé au parfum des orangers, aux valses ardentes de l’orchestre et au frôlement des danseuses, le son de l’or jeté à pleines mains, par des mains calmes habituée au va-et-vient continuel de la Fortune aveugle touchant d’un pied léger la roue qui tourne toujours. Ne craignez rien ; encore une fois, je ne veux pas faire de la morale à propos d’une roulette. En vain le lieu, le moment, la mode même, et cette teinte d’austérité républicaine qui a remplacé le cumin des philosophes de Juvénal, tout me pousse et m’engage à tenter une belle déclamation contre le jeu et ses fureurs ; je méprise et je hais la déclamation inutile. Et puis, de quel droit nous mêler à ces chœurs de moralité ? Le crime des joueurs n’est plus un crime à notre portée. Le jeu est un drame dans lequel peu de gens venus de France peuvent jouer un rôle aujourd’hui. C’est le mot de l’Hécube antique : Plût à Dieu que je craignisse ! Et nous aussi nous n’avons rien à craindre, de ce côté du moins. Cet or amoncelé sous le rateau est à l’abri de nos plaintes et de nos terreurs ; il est venu là de tous les coins de l’Europe, excepté du côté de la France. Les plus gros joueurs représentent à ce tapis vert la Pologne exilée et captive, la Russie appesantie sous son joug de fer, l’Angleterre des aristocrates, l’Italie des cardinaux, princes de l’église, l’Espagne