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pour ainsi dire, trop forte pour inspirer les poètes ; elle n’inspire que des martyrs ; elle se refuse à la poésie comme à une sorte de frivolité et de faiblesse ; elle l’anéantit, parce qu’elle la surpasse. C’est le moment de l’émotion religieuse, ce n’est pas celui de l’inspiration poétique. Ne croyez pas en effet, quand l’esprit de l’homme a ressenti une grande émotion, que, le lendemain de l’émotion, il y aura une poésie pour la reproduire en l’embellissant ; il faut que l’ame humaine, troublée par le choc de l’événement, ait le temps de s’apaiser ; il faut que l’émotion perde quelque chose de sa force pour devenir l’inspiration. Il y a entre l’émotion et l’inspiration une sorte d’intervalle de temps. Sans émotion, point d’inspiration ; mais l’inspiration a besoin de temps pour s’affranchir du trouble même de l’émotion.

Je sais bien qu’à côté de l’Évangile il y avait déjà, au IVe et au Ve siècle, les livres apocryphes et les légendes. Là, la fiction s’était donné carrière ; là, le christianisme avait fait alliance avec la fable. C’était un genre de fable tout nouveau et inconnu jusque-là, et qui relevait seulement de la doctrine chrétienne. Les apocryphes sont ce que j’appellerais volontiers l’épopée naturelle du christianisme, car, dans les apocryphes, la fable et la légende semblent déjà prendre une forme et une couleur poétiques : déjà se trouvent l’ébauche des personnages et les scènes de l’épopée chrétienne ; mais que de temps il faudra encore pour que l’épopée littéraire naisse du sein de ces légendes confuses ! De plus, à cette époque, au IVe et au Ve siècle, les chrétiens eussent cru, et avec raison, faire une faute, s’ils avaient employé, même en poésie, ces légendes apocryphes. L’église venait de faire le triage entre les livres authentiques et les livres apocryphes, entre le vrai et le faux ; la confusion finissait à peine : la poésie chrétienne se faisait un scrupule de rien faire qui la ramenât.

C’est ainsi que ni la beauté de la vérité chrétienne dans l’Évangile, ni la singularité et souvent la grandeur de la fiction chrétienne dans les apocryphes n’ont inspiré les poètes du Ive et du Ve siècle. D’où pouvait donc leur venir la poésie ? La poésie ne pouvait leur venir que de l’antiquité païenne. Le monde littéraire appartenait encore au paganisme par les langues, par les souvenirs et par les habitudes. Les poètes semblaient relever à la fois de deux religions ; quelques-uns même paraissaient ne pas s’effrayer de ce mélange et de cette contradiction. Ainsi, Ausone chante tour à tour les divinités païennes et Jésus-Christ, ainsi Nonnus fait un grand poème païen consacré à chanter les exploits de Bacchus, et intitulé les Dyonisiaques, et le même homme paraphrase en vers héroïques l’Evangile de saint Jean ; mais les poètes même qui ne voulaient pas être à la fois chrétiens et païens, les poètes qui voulaient consacrer leurs chants à Jésus-Christ, étaient, malgré leur bonne volonté, païens par le style : les mots, la phrase, tout chez eux était imité