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WATERLOO TRENTE-QUATRE ANS APRÈS LA BATAILLE.

comme moi de voir le vaste ossuaire. Elle a été si grande, cette armée, qu’il me semble qu’il en restera des débris jusqu’à la consommation des siècles. La route était déserte, cette route maudite par où les Anglais, le 18 juin 1815, s’enfuirent deux fois pour se réfugier à Bruxelles, et par où, le même jour, ils repassèrent avec l’étonnement de la victoire. Personne sur cette route ! Seulement, bien loin devant nous, une voiture courait dans la direction de Waterloo. — Je gage que c’est un Anglais, dit mon cocher. — Je gage que c’est un Français, répliquai-je par patriotisme. — Monsieur veut-il parier du faro à discrétion ? — Je tiens le pari. — Aiguillonnés par l’amour-propre de leur maître, les chevaux allèrent plus vite ; bientôt je revis le lion, mais cette fois un peu plus gros qu’une souris, et je distinguai plus nettement le dôme lugubre et rougeâtre de l’église de Waterloo. Nous galopions vers le but mobile dont nous avions fait notre point de mire, lorsque tout à coup des cris sauvages partirent des deux côtés de la route, dans l’épaisseur de la forêt. Une volée de grues affamées par un long jeûne d’hiver n’auraient pas poussé sur la neige des cris pareils. Bientôt les grues se montrèrent ; c’était une vingtaine d’enfans presque nus ; leur unique vêtement, leur chemise, donnait un indécent démenti aux gens qui croient au bon marché de la toile en Belgique. Ils s’élancèrent devant les chevaux et presque sous les roues en demandant la charité d’une façon assourdissante et vorace. Ces pauvres petits enfans, que leurs parens dressent sans doute à ce périlleux métier, ont adopté une formule de prière polyglotte propre à être comprise des gens de toute nation qui viennent à Waterloo. Ils disent en psalmodiant, en pleurant, en riant aussi parfois (la mendicité même est un amusement à leur âge) : Charité ! charitas ! charité ! charitas ! en ajoutant dans leur baragouin flamand : Gut reiset (bon voyage) ! Ils sont charmans avec leurs cheveux blonds, presque blancs, leurs figures bronzées par le soleil, leurs yeux verts comme des yeux de couleuvre et leurs agiles jambes de faune ; mais ils sont terriblement importuns. Rien ne peut les éloigner. Vous doublez, vous triplez le pas des chevaux, la poussière s’élève, elle s’abat, ils sont encore à vos côtés ; vous les menacez, ces enfans de loup, ils rient ; on leur cingle des coups de fouet sur leurs épaules nues, ils n’en caracolent que plus lestement devant les chevaux ; enfin, on leur jette des poignées de centimes, et ils ne s’en vont pas. Pendant une lieue, malgré les coups, les malédictions, malgré l’argent ils vous accompagnent de leur lamentable complainte, de leurs regards fauves et de leurs cris plus fatigans que des piqûres d’abeilles. Heureusement la mendicité est interdite dans le royaume de Belgique !

Nous ne tardâmes pas à rejoindre la voiture où, selon mon cocher, devait être un Anglais, où, selon moi, se trouvait un voyageur fran-