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çais. À la rigueur, nous avions perdu tous les deux. Il n’y avait dans cet équipage qu’une femme ; mais, cette femme étant une Anglaise, je consentis à considérer le pari comme perdu pour moi. Elle voyageait seule, et cet isolement paraissait l’ennuyer beaucoup, à en juger par l’empressement qu’elle mit à lier connaissance et à entrer en conversation. Elle parlait peu le français, mais elle le comprenait à merveille ; je parle fort mal l’anglais, mais, avec quelque effort d’attention, je le devine. Chacun de nous, à l’aide de cette demi-faculté, put comprendre l’autre sans sortir de sa langue.

— Monsieur, vous allez à Waterloo ?

— Où aller, madame, dans ce pays perdu, sinon à Waterloo ?

— Croyez-vous, monsieur, que je trouverai à déjeuner à Mont-Saint-Jean ?

— J’en suis convaincu, madame, parce que je suis convaincu qu’on trouve à déjeuner partout, à dîner partout, et du vin de Champagne partout, pourvu qu’on n’insiste pas sur la qualité.

— Vous me rassurez.

Ma nouvelle compagne de voyage exhala ensuite un long soupir en jetant les yeux autour d’elle. Nous entrions dans l’immense périmètre où la grande bataille s’était concentrée le 18 juin, et où elle avait fini par se décider.

— Monsieur, vous venez aussi pleurer sur quelque perte personnelle dont le souvenir ?..

— Non, madame ; je n’ai ni cette douleur ni cette gloire.

— Mon pauvre William ! dit-elle en portant un mouchoir à ses yeux.

— William était sans doute le père ou le mari de cette respectable dame, me disais-je. Ce ne pouvait être que l’un ou l’autre ; car, si elle était d’un âge à avoir des fils propres à être tués, il n’était guère possible de supposer qu’ils l’avaient été à Waterloo.

— Ainsi, monsieur, reprit-elle, vous pensez que nous trouverons du thé, du lait, du beurre à Waterloo ?

— Très certainement, madame, et même des œufs sur le plat.

Il s’écoula quelques minutes, au bout desquelles nouveau soupir de l’Anglaise, suivi de cette exclamation qu’accompagna encore le mouchoir : — Mon pauvre James !

— Je me trompais, me dis-je une seconde fois. Ce ne peut être son père qu’elle vient pleurer ici : elle n’a pas eu deux pères… et elle est d’âge à avoir eu sans invraisemblance deux maris… Oui, mais deux maris tués à Waterloo le même jour ?.. Autre impossibilité.

— J’ai l’habitude, poursuivit mon énigmatique Anglaise ; de prendre quelque chose de plus substantiel que des œufs le matin.

— Des beefsteaks, par exemple ?

— Précisément, monsieur.