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les Belges se servent à chaque instant dans la conversation.) Pour lors comme il ne faisait pas bon dans la grange où je m’étais juché, continua mon jeux laboureur belge, je vins me réfugier ici, croyant trouver des amis. Ah ! oui, des amis. Bonsoir ! tous partis : les vieux et les jeunes, pour aller à Nivelles, à Frischermont, dans les champs, je ne sais où. Enfin, il n’y avait plus personne, savez-vous Ah ! si fait, reprit-il, il y avait ici une femme, une belle jeunesse, vêtue comme une dame, sais-tu ? Je me demande par quel trou d’aiguille elle était passé pour venir. Elle était là, elle resta là toute la journée, la tête baissée comme un poirier qui a reçu un coup de vent, et les bras en croix sur la poitrine. C’est bien extraordinaire, savez-vous ? — Et que disait-elle ? — Rien ; plus je ne sais pas l’anglais, et elle ne savait que l’anglais. De temps en temps, elle se levait raide comme un revenant et allait à la croisée pour voir si ça finissait. Ça ne finissait pas du tout, sais-tu ? Il pleuvait sans discontinuer ; il faisait noir et rouge : le noir, c’était le temps, savez-vous ? le rouge, c’était le feu et la flamme des canons, sais-tu ? Le bon Dieu et le diable jouaient une partie à faire trembler. Le bon Dieu voulait éteindre le feu avec l’eau, le diable ne le voulait pas. Vers quatre heures, les rouges, les Anglais, passèrent devant la porte en criant que tout était perdu. Je ne les comprenais pas, mais ça se voyait, savez-vous ? Trente pièces de canon les frappaient en plein dans le dos et les poussaient comme des moutons effrayés dans la forêt de Soigne. Ils tombaient par centaines à chaque pas ; ceux qui venaient derrière eux passaient par-dessus les morts ; ceux-là étaient tués aussi, et on montait sur eux. J’ai vu jusqu’à six rangs de cadavres, et en moins de temps que je bois ce verre de faro, sais-tu ? Le maréchal Ney et trois généraux sous ses ordres, en tête de trois colonnes, les poursuivaient depuis la Haye-Sainte. Il n’y eut qu’un Anglais qui ne remua pas, qui ne changea pas de position, qui resta tout le temps au pied d’un arbre dont votre guide vous montrera tout à l’heure la place. C’est lord Wellington. Il était là le matin, il était là à midi, il fut là le soir. À la même place, il vit deux fois la défaite et enfin la victoire de son armée sans plus s’émouvoir que l’arbre contre lequel il était adossé. Toute son armée s’en allait en hurlant de terreur vers Bruxelles, où M. le bourgmestre avait déjà préparé le plat d’argent pour offrir les clés de la ville à l’empereur Napoléon. Mais ne sortons pas de Mont-Saint-Jean, où il y avait assez de besogne. Dans leur débâcle, les Anglais avaient jeté tant qu’ils avaient pu des morts et des blessés dans cette salle par ces deux croisées dont il n’y avait plus un petit morceau de bois qui tînt. Y en avait-il de ces fracassés parmi les rouges étendus là où nous sommes ! Croiriez-vous que cette femme les retournait sur le dos et qu’elle les regardait entre les deux yeux, et qu’elle les retourna et qu’elle les dévisagea ainsi tous tant qu’ils étaient ! Puis elle