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SACS ET PARCHEMINS.

ses héroïques souvenirs. Laure, à qui j’ai donné, comme je le devais, la plus brillante éducation, une éducation digne de son rang, m’a plus d’une fois entretenu de cette terre chevaleresque. Vous apprendrez donc sans étonnement que j’ai l’intention d’acquérir un riche domaine en Bretagne. Seulement, pour me servir d’expressions empruntées au vocabulaire des petites gens, je ne voudrais pas acheter chat en poche. Avant de me décider, j’ai besoin de parcourir ce beau pays dans tous les sens, d’en connaître les sites, d’en étudier les mœurs. Eh bien ! mon cher monsieur Jolibois, je m’adresse à vous en toute confiance. Louez en mon nom, pour un an, dans les environs de Nantes, quelque château dont la position me permette de nouer des relations familières avec la noblesse du pays. Quand j’aurai, pendant une année, exploré les alentours, il me sera facile de faire un choix. Inutile d’ajouter que j’entends vivre grandement et tenir ma maison sur un pied seigneurial. Je n’insiste pas là-dessus. C’est vous qui voudrez bien vous charger de tout organiser, depuis l’antichambre jusqu’au chenil, depuis la cave jusqu’à l’écurie, depuis la basse-cour jusqu’au salon. Excepté la femme de chambre de ma fille, je suis résolu à n’emmener personne de Paris. Il me serait doux, je ne le cache pas, de voir autour de moi quelques-uns de ces vieux serviteurs, types de dévouement et de fidélité, qui vivent et meurent où ils sont nés : tâchez de m’en recruter quatre ou cinq. Que tout soit prêt pour nous recevoir ; n’épargnez rien, j’ai trois millions. La vie nouvelle que je prétends mener sera une vie de fêtes et d’hospitalité princière. Que le pays sache d’avance qui je suis. Parlez de mes travaux, de mon opulence ; en un mot, que je sois attendu. Quoique je sois bien décidé à ne frayer qu’avec les gens de la plus haute volée, vous aurez cependant vos petites entrées, mon cher monsieur Jolibois, et de temps en temps vous viendrez courir un cerf avec moi. Je me réjouis d’avance à la seule pensée d’achever mes jours dans la patrie de Clisson et de Du Guesclin. Laure m’a si souvent parlé de ces messieurs et de leurs grands coups d’épée, que je serai heureux de connaître leurs descendans, de les recevoir à ma table. Surtout, n’oubliez pas que je dois tenir sous ma main la fleur de l’aristocratie, et découvrir de mes fenêtres une douzaine de châteaux crénelés, avec tours, fossés et ponts-levis.

« Adieu, mon cher monsieur Jolibois. Je compte sur votre exactitude, comme vous pouvez compter sur ma bienveillance.

« Levrault. »


Ce notaire était par hasard un homme d’esprit. Pour ma part, j’en connais deux ou trois qui se trouvent dans ce cas-là. Maître clerc à Paris, sur le point d’acheter une étude en province, il avait rôdé autour des millions de M. Levrault et s’était hasardé un beau jour à lui