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demander la main de Laure. Il se disait qu’après tout, si le duc de Lauzun avait pensé épouser la petite fille d’Henri IV, Étienne Jolibois pouvait bien épouser la fille de M. Levrault. M. Levrault, avec un dédain superbe, lui avait prouvé qu’il se trompait : Étienne Jolibois s’était retiré l’oreille basse, n’espérant guère trouver un jour l’occasion de lui témoigner sa reconnaissance. Maître Jolibois, qui, malgré le caractère officiel dont il était revêtu, n’avait pas encore oublié les espiègleries de la basoche, se frotta les mains en lisant la lettre du beau-père qu’il avait convoité. L’impertinence et la sottise qui respiraient dans cette épître auraient suffi pour provoquer à la raillerie l’esprit le plus inoffensif. Jeune, gai, goguenard, maître Jolibois saisit avec d’autant plus d’empressement l’occasion qui s’offrait à lui de venger son échec, qu’il pouvait, du même coup, faire une excellente affaire. Huit jours après, il répondait à M. Levrault :

« Je m’empresse, monsieur, de vous annoncer que j’ai loué pour vous une habitation qui répondra, je l’espère, à toutes les exigences de votre rang, à toute la délicatesse de vos goûts. C’est un joli château d’architecture moderne, situé sur le bord de la Sèvres, entre Tiffauge et Clisson, à huit lieues de Nantes. Je suis fier, je l’avoue, d’avoir sitôt et si heureusement justifié la confiance que vous avez bien voulu m’accorder. Je me suis occupé, sans perdre un instant, de monter votre maison sur un pied digne de la position que vous occupez dans le monde. Je n’ai rien négligé, et j’aime à penser que vous serez satisfait. Dans quinze jours, tout sera prêt, et vous pourrez vous mettre en route. J’ai compris sans effort toute l’élévation de vos pensées : vous voulez vivre avec vos pairs. Avec ce coup d’œil prompt et sûr qui a fait de vous un des aigles de l’industrie, vous avez mis le doigt sur le seul coin de terre qui fût digne de vous posséder. La société choisie que vous avez rêvée, vous la trouverez à votre porte. Les châteaux de Tiffauge, de Mortagne et de Clisson vous tendent les bras. Selon votre désir, j’ai parlé de vous. La noblesse du pays sait maintenant qui vous êtes, et se disputera l’honneur de vous accueillir et de vous fêter. Elle n’ignore pas que l’industrie est aujourd’hui la reine du monde, et sent déjà pour vous une respectueuse sympathie. Et ne croyez pas que votre immense fortune soit pour quelque chose dans ces dispositions bienveillantes. Votre seul mérite fait tous les frais de leur impatience. Depuis que j’ai annoncé votre prochaine arrivée, chacun ici parle de vous ; je ne puis faire un pas sans être accablé de questions. On m’entoure, on me demande quel jour, à quelle heure vous viendrez. La beauté de mademoiselle votre fille réveillera les plus aimables traditions de la chevalerie. Le temps me manque pour vous nommer aujourd’hui toutes les grandes familles dont les châteaux sont groupés autour du vôtre. Les moins illustres remontent à la seconde croisade. Mlle Laure, dont