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SACS ET PARCHEMINS.

ils sonnèrent une fanfare bruyante, à laquelle répondirent tous les chiens et tous les échos d’alentour. La grille du château de la Trélade s’ouvrit comme par enchantement, l’avenue s’illumina en verres de couleur, les chevaux s’arrêtèrent tout fumans au pied du perron. Maître Jolibois, en grande tenue, descendit gravement les degrés, entre deux rangées de laquais armés de torches flamboyantes, et vint recevoir le nouveau châtelain. Il ouvrit lui-même la portière et abaissa le marche-pied.

— C’est bien, Jolibois, c’est bien, dit négligemment M. Levrault, qui crevait dans sa peau, mais qui voulait se donner des airs de grand seigneur habitué à de pareilles réceptions.

Et, s’appuyant sur le bras de sa fille, il monta lentement les marches du perron.

— Bonjour, mes enfans, bonjour, dit-il d’un ton protecteur aux laquais qui saluaient jusqu’à terre. Il s’en trouva deux ou trois qui crièrent : Vive M. Levrault !

Précédé de maître Jolibois, dont le sang-froid imperturbable ne se démentit pas un seul instant, il pénétra dans une salle à manger richement décorée, où l’attendait un splendide souper. La table était chargée de cristaux, de bougies et de fleurs. Assis entre le notaire et sa fille, M. Levrault maîtrisait à grand’peine son émotion ; il admirait malgré lui la décoration de la salle et l’ordonnance du festin. Les mets les plus exquis, les vins les plus savoureux, se succédaient avec rapidité. Trois valets de pied, en gants blancs, vêtus d’une livrée bleue à galons pistache et d’une culotte de peluche jaune, se mouvaient comme des ombres autour des convives. Laure elle-même se sentait troublée. Quant à Jolibois, il buvait et mangeait comme un homme qui n’est pas sûr de retrouver en dix ans une pareille aubaine. Le repas achevé, ils descendirent au parc, où maître Jolibois leur avait ménagé une nouvelle surprise. Ils se promenaient sur une vaste pelouse, quand tout à coup une fusée sillonna le ciel, et M. Levrault aperçut à cinquante pas devant lui une muraille de feu. Douze soleils tournoyaient et vomissaient des torrens d’étincelles. Les flammes de Bengale éclairaient toutes les profondeurs des avenues. Des chandelles romaines s’élançaient du feuillage comme des serpens lumineux et retombaient en pluie d’étoiles. M. Levrault, qui jusque-là avait fait bonne contenance, ne résista pas à ce dernier coup. Il prit la main de Jolibois, et d’une voix où l’émotion ne cherchait plus à se contenir :

— Je suis content, dit-il ; c’est le plus beau jour de ma vie. Et pourtant ajouta-t-il en changeant brusquement de ton, ces fusées, ces soleils, réveillent dans mon cœur un bien cruel souvenir. Mon fils ! mon pauvre enfant ! mon cher Timoléon !…

Et M. Levrault porta son mouchoir à ses yeux.