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le sang est si pur, qu’il a toutes les qualités de l’ame, la générosité et pour ainsi dire la bonté. Je m’émerveillais de ces liturgies singulières, de cette vie consacrée au plaisir, de cet univers qui devenait un ciel de Mahomet sans jalousies et sans eunuques, — de cette religion où se chuchotaient, au milieu des extases voluptueuses, de haletantes confessions, — de ces cérémonies où éclatait le délire des Premières passions, avec ses ceintures dénouées et ses mains pressées, — de cette société cosmopolite sur laquelle l’Orient répandait ses essences amoureuses et ses parfums irritans, et que l’Occident éclairait de ses douces clartés et de sa blanche lumière. Cette humanité devenue subitement belle, adorant des nudités artistiques, cet amas des merveilles de l’industrie ces reflets d’étoffes et de richesses, ce monde de Desgrieux sans aucun Tiberge, où les coins cachés du Décaméron étaient les seuls cloîtres religieux, fracassèrent littéralement ma pauvre cervelle. J’allais prêchant partout la bonne nouvelle, que je trouvais assez bien accueillie en ce qui concernait la religion tout au moins, et je me mis à pratiquer et, comme on dit, à faire passer dans les faits de mon existence les dogmes et les mystères que j’avais appris de ces messieurs. Mon enthousiasme fut si vif, que ma santé fut gravement compromise. Mes parens s’en alarmèrent, me firent des menaces terribles et m’avertirent des graves dangers que je courais. Je ne me rappelle plus leurs menaces, leurs avertissemens ni leurs conseils ; toujours est-il qu’il y avait du médecin là-dedans, et qu’on me fit entendre que mes extravagantes croyances ne tarderaient pas à me mener à la maison des fous. Alors je devins excessivement voltairien à l’endroit de mes anciens dieux ; je fis des commentaires pour démontrer la vanité de mon culte, et je les aurais déjà publiés, n’eût été la crainte de me voir traiter de docteur Strauss du saint-simonisme. On y regarde à deux fois avant de se mettre sur la même ligne que le docteur Strauss, cet homme infernal, bien qu’aujourd’hui conservateur et réactionnaire. C’est alors que, continuant à m’informer des doctrines nouvelles et des religions qui nous arrivaient par le courrier, je devins phalanstérien. Le phalanstère était alors la seule demeure où je pusse continuer mon métier de socialiste, les autres masures qui se sont élevées depuis n’étant pas encore construites.

« Il y a un âge dans la jeunesse où l’on commence à se matérialiser. Ce ne sont plus les passions flottantes et les désirs bouillonnans de l’adolescence ; ce sont des passions à heure fixe et des désirs précis, dont le nombre est compté comme les jours du mois dans le calendrier. Il y a à cette époque comme un tiraillement vulgaire entre une vie qui commence à être affairée et une vie qui ne peut renoncer à être joyeuse. On se fait clerc de notaire, commis à appointemens fixes, employé dans une maison de banque, et, si l’on rencontre un ami, on le