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n’étaient eux-mêmes qu’une cause de trouble et de désordre. Ils mangeaient bien, buvaient mieux encore, entraient, sortaient à toute heure, et remplissaient la maison de leurs cris. Gaston, indigné, avait parlé de les chasser ; mais M. Levrault avait déclaré énergiquement qu’il n’y consentirait jamais. Un jour, au lever du soleil, tout l’hôtel fut réveillé en sursaut par des coups de fusil : les amis de Solon venaient de planter dans la cour un arbre de la liberté orné de rubans et surmonté d’un drapeau tricolore dont la hampe était coiffée d’un bonnet rouge. M. Levrault, tout en frissonnant, descendit pour trinquer avec eux.

De plus en plus épouvanté, il employait ses journées à rôder sur les places publiques, dans les rues, dans les carrefours, se mêlant aux groupes, écoutant d’une oreille avide les orateurs en plein vent. Il avait oublié les Tuileries pour l’Hôtel-de-Ville ; un invincible aimant le ramenait vers le quartier-général de la révolution. Chaque fois qu’un membre du nouveau gouvernement se montrait au balcon pour haranguer la foule, c’était M. Levrault qui donnait le signal des applaudissemens. Au bout de quelques jours, son enthousiasme bruyant, infatigable, les poignées de mains qu’il prodiguait aux ouvriers, lui avaient acquis une sorte de popularité. Dès qu’il paraissait, il entendait murmurer le nom de Guillaume Levrault. Ses gros souliers ferrés, ses bas chinés, son pantalon de velours à côtes, son gilet de drap rouge, son habit bleu à boutons de métal, lui donnaient l’aspect d’un contremaître endimanché et le désignaient à l’attention. Il ne passait jamais devant un tronc destiné aux blessés sans y jeter une poignée de gros sous. Son langage exalté, tout en lui conciliant les sympathies de son auditoire, lui causait à lui-même une sourde frayeur. Ses paroles, répétées à l’envi comme par un écho complaisant, lui semblaient autant de menaces. Après avoir déclamé contre les nobles, contre les mauvais riches, contre l’égoïsme des grands et l’exploitation de l’homme par l’homme, il rentrait chez lui le cœur plein d’effroi. Et pourtant il retournait le lendemain se mêler aux scènes, aux délibérations de la rue. Peu à peu son ambition, qu’on devait croire ensevelie sous les ruines de la monarchie, releva la tête et changea de but. Plus de royauté, plus de pairie : malheur aux vaincus ! Pourquoi Guillaume Levrault ne prendrait-il pas sa part des fruits de la victoire ?

Agité par des rêves confus, il se promenait un jour sur le boulevard. En passant au coin de la rue des Capucines, il se trouva nez à nez avec le vicomte Gaspard de Montflanquin, que l’abolition de la contrainte par corps avait rendu à la liberté. Le vicomte, radieux, aborda M. Levrault comme un protecteur aborderait son client. Son visage respirait l’orgueil et le contentement.

— Eh bien ! mon cher monsieur Levrault, que devenez-vous ? que