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— La famille, reprit Solon, c’est l’égoïsme organisé, c’est une ligue contre la vérité. Moi qui vous parle, que saurais-je à cette heure, si la Providence, qui avait ses vues sur moi, ne m’eût séparé de mes parens ? Je croupirais dans l’ignorance, je serais parmi les oppresseurs. Je posséderais la richesse peut-être, mais je ne posséderais pas la vérité sociale, car, je n’en puis douter, je suis né dans la bourgeoisie.

— Intéressant jeune homme, ajouta M. Levrault, par quel accident, par quelle catastrophe avez-vous été séparé de votre famille ?

— Rien de plus simple. Le soir d’un jour de fête, mon père, bourgeois stupide, m’avait mené sur la place de la Concorde et m’avait pris dans ses bras pour me montrer le feu d’artifice…

— Grand Dieu ! s’écria M. Levrault, que dites-vous ? Un feu d’artifice… quel trait de lumière ! Achevez, mon ami. C’était sur la place de la Concorde… Votre père vous avait pris dans ses bras…

— On venait de tirer le bouquet ; toute la place était rentrée dans l’obscurité. La foule, en s’écoulant comme un flot furieux, m’enleva des bras de mon père, et je fus recueilli au coin de la rue Saint-Florentin par l’homme qui plus tard a voulu m’exploiter.

— Sainte Providence, que tes voies sont impénétrables ! s’écria M. Levrault en levant ses bras au ciel. Parlez, mon ami ; n’aviez-vous rien sur vous qui pût mettre sur la trace de vos parens ?

— Hélas ! j’étais vêtu comme le fils d’un privilégié ; ma chemise était garnie de dentelles.

— Marquée d’un T et d’un L ? demanda M. Levrault d’une voix ardente.

— Précisément, répondit Solon d’un air étonné.

— Et n’avez-vous pas un signe sur la poitrine ?

— Une tache écarlate, emblème du sang que je devais répandre pour l’affranchissement de l’humanité, repartit Solon entr’ouvrant sa blouse.

— Timoléon !… s’écria M. Levrault ; Timoléon, viens dans mes bras ! Viens, mon fils, tu as retrouvé ton père !

Et il pressait Timoléon contre son cœur, il mouillait de ses larmes la barbe de son fils, qui se débattait vainement sous les étreintes paternelles. La marquise contemplait avec stupeur cette scène imprévue ; Laure elle-même, qui n’avait jamais connu son frère et ne s’était jamais préoccupée de lui, paraissait médiocrement flattée de le retrouver sous les traits de Solon Marche-toujours.

— Mais, s’écria la marquise étouffant de colère, vous me disiez que vous aviez perdu votre fils ?

— Et je vous disais la vérité. Je l’avais perdu, je le retrouve.

— Vous m’avez trompée, reprit la marquise.

— Rappelez-vous mes paroles : je ne vous ai jamais dit qu’il fût