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rien de surprenant à ce qu’une jeune et jolie personne comme Melle Levrault ait la prétention d’être courtisée uniquement pour sa grâce et pour ses beaux yeux. Adieu donc, mon cher monsieur, ajouta-t-il en lui donnant deux doigts ; je n’oublierai de ma vie ce que vous avez fait pour ma maison.

À ces mots, maîtrisant à grand’peine l’émotion qui le poussait à cabrioler comme un chevreau, Gaspard poursuivit gravement son chemin. S’il se fût retourné au bout de quelques instans, et que ses yeux eussent rencontré le regard qu’attachait sur lui maître Jolibois immobile encore à la même place, je crois que notre ami Gaspard aurait senti courir un frisson le long de ses jambes.


IX.

Après le départ de maître Jolibois, le grand industriel était entré au salon, où sa fille venait de descendre. Laure, qui avait passé une partie de la matinée au fond du parc, ne se doutait pas que le tabellion eût mis le pied à la Trélade. M. Levrault se garda bien de l’en instruire. Après avoir rôdé quelque temps en silence autour du fauteuil où Laure se tenait assise :

— Toute réflexion faite, s’écria-t-il, ce ne doit pas être grand’chose de bon que ton vicomte ! Je me demande comment nous avons pu nous décider à le recevoir dans notre intimité.

— Enfin, mon père, s’écria Laure, vous vous rangez à mon avis.

— C’est-à-dire, répliqua M. Levrault, que c’est toi qui as fini par partager mes secrets sentimens. Rappelle-toi la verte façon dont je me suis exprimé sur son compte dès le lendemain de notre arrivée à la Trélade. Je ne l’avais pas encore vu, et déjà je me défiais de lui. Il n’avait pas encore paru, et quelque chose me disait déjà que ce Montflanquin n’était rien qui vaille.

— Je ne l’ai pas oublié, dit Laure ; mais je me souviens aussi que le vicomte n’a eu qu’à se montrer pour enlever toutes vos sympathies.

— Mes sympathies ! s’écria le grand manufacturier : il faut bien te mettre dans la tête que ton gringalet de Gaspard ne les a jamais eues. Tout en lui me choquait, sa figure, sa voix, ses breloques, jusqu’à sa façon de se présenter. Je n’ai jamais donné, pour ma part, dans ses Baudouin et dans ses Lusignan, dans ses besans d’or et dans son lion léopardé de sable à la queue fourchue et passée en sautoir. Je n’ai pas été dupe un seul instant de son empressement, de ses assiduités. Je me suis dit tout de suite : Voici un gaillard qui sait de quel côté la miche est beurrée.

— Et pourtant, ajouta Laure, qui ne pouvait s’empêcher de rire,