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teurs, chevaux et voitures étaient à ses ordres ; elle disposait de tout comme de son bien, usait de tout selon sa fantaisie. C’était elle qui réglait chaque matin le programme de la journée, recevait, rendait les visites, dressait la liste des invitations. Sans être lettré, M. Levrault connaissait la fable de la lice et de sa compagne. Il s’était réjoui d’abord d’avoir tous les jours quinze ou vingt personnes à sa table ; il n’avait pas tardé à reconnaître que le véritable amphitryon n’est pas toujours celui chez qui l’on dîne. Il n’était lui-même qu’un convive de plus ; l’amphitryon, c’était la marquise. Le soir, la marquise trônait au salon, tandis que M. Levrault, à qui nul ne songeait, errait tristement à travers la foule. En rôdant inaperçu autour des groupes, il avait parfois la satisfaction d’entendre vanter le luxe et l’élégance de l’hôtel La Rochelandier. Il n’était pas rare pourtant qu’un gentilhomme l’abordât en souriant, lui tendît la main, et l’entraînât dans l’embrasure d’une fenêtre pour lui parler avec enthousiasme de son génie et de ses travaux ; cela se terminait toujours par la proposition de quelque entreprise, de quelque association industrielle dans laquelle le grand fabricant serait entré pour son argent et le grand seigneur pour son nom. En observant de près la plupart des gentilshommes que la marquise attirait chez lui, en étudiant leurs mœurs, qui étaient celles de l’aristocratie du jour, M. Levrault aurait pu croire qu’il n’avait pas quitté les affaires.

Il avait accepté sans dépit, sans murmure, l’étrange rôle auquel le condamnait la marquise ; le moment n’était pas éloigné où il prendrait sa revanche, une revanche éclatante et dont on parlerait. Une fois assis sur les bancs du Luxembourg, une fois revêtu du manteau d’hermine qu’on ne pouvait manquer de rétablir, il se relèverait, tout changerait de face, et la marquise, qui maintenant commandait chez lui sans contrôle, s’estimerait trop heureuse d’accepter dans son hôtel la splendide hospitalité qu’elle semblait lui accorder. Jusque-là il devait se taire et il se taisait. Elle était l’ame de sa maison, elle peuplait ses salons, qui, sans elle, fussent demeurés déserts ; elle attirait par sa grace, elle enchaînait par sa parole les hommes dont les familles avaient figuré glorieusement dans notre histoire, et qui, sans le charme de la sirène, n’auraient jamais franchi le seuil de l’hôtel Levrault. S’il eût connu la langue des poètes aussi bien que le prix courant des draps d’Elbeuf et de Louviers, M. Levrault eût volontiers comparé la marquise à l’alouette captive dont se sert l’oiseleur pour prendre ses crédules compagnes. Sans chercher pour sa pensée une forme si délicate, comme il s’applaudissait de sa finesse et de sa patience ! comme il admirait avec complaisance sa résignation et son humilité ! comme il riait dans sa barbe de voir la marquise lancer le gibier et l’amener au bout de son fusil !