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explique assez que la coutume est ancienne. De plus, le seigneur doit envoyer à la geôle, par ses vaisseaux armés de piques, tout criminel pris sur ses terres. Et combien d’autres prérogatives et obligations n’a-t-il pas, qui toutes rappellent le donjon féodal ! Cependant la seigneurie de Noirmont ressemble bien moins à un castel qu’à une villa. Elle se cache discrètement dans l’anfractuosité d’un rocher, où personne ne s’aviserait de la chercher. Une plantation remarquable de frênes et d’ormeaux la dérobe aux regards. De la cour, on descend à une petite anse, qui lui sert de port ; du jardin, on monte sur des rocs sombres, que les bruyères couvrent de leurs fleurs violettes, douces à l’œil comme un tapis de velours. Ce cap tout entier, avec ses cavernes ses aspérités, ses ajoncs, ses lapins, sa solitude agreste et ses points de vue imposans, appartient au seigneur. Je ne sais pas sur toute la côte de Bretagne ni dans toute l’île de Jersey une habitation, seigneuriale ou non, qui valût pour moi ce manoir. Que de fois, en le regardant à travers les haies, en voyant d’en haut les enfans jouer sur les pelouses, je me suis écrié, avec un poète de notre temps :

Que ces gens sont heureux !…


Et puisque nous avons fait allusion aux droits seigneuriaux, disons tout de suite qu’il en est plus d’un qu’on pourrait appeler dangereux et mauvais, ceux-là surtout qui touchent à la confiscation et aux héritages. Grace au bon sens et à la bienveillance naturelle de ceux qui pourraient les exercer dans leur rigueur, et qui sont les premiers à y renoncer de fait ces droits ne pèsent plus aussi lourdement sur la population laborieuse. Le temps d’ailleurs triomphera bientôt de ces abus, comme le triomphe de ces rochers minés par le flot, qui disparaissent un matin, engloutis dans l’abîme.

Derrière Noirmont, et à partir du cap qui porte ce nom jusqu’à la baie de Rozel, illustrée aussi par un manoir fameux, la côte est livrée aux fureurs du vent d’ouest. Plus de ville ni de village au bord de la mer ; partout des précipices menaçans, des bruyères, des dunes, des rocs effrayans contre lesquels les vagues irritées mugissent jour et nuit ; on se croirait en Bretagne, aux environs de la baie de Douarnenez dans ces parages féconds en naufrages, où la mer parle toujours de sa grosse voix. Un pareil lieu, solitaire et perdu, devait avoir son abbaye ; elle y est en effet, tout au fond d’une anse. Cherchez bien, vous trouverez l’église de Saint-Brelade. Nous lui devons un témoignage de respect pour sa haute antiquité : elle a le mérite d’être la plus vieille