Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/1008

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
1002
REVUE DES DEUX MONDES.

lesquels on échangeait un mot d’ordre. Le crépuscule commençait à accuser plus nettement sur le ciel les contours des horizons, quand le timide Colibri adressa cette question au circonspect Bruidoux : — Suis-je dans mon tort, sergent, quand je me figure que l’Amérique est un pays où la plupart des hommes sont des singes ?

Le sergent haussa les épaules par un brusque mouvement dont le contre-coup fit tressaillir le petit captif à cheveux longs qu’il traînait à sa remorque. — Marche donc, jeune houspin ! dit Bruidoux. — Je te dirai d’abord, Colibri, et par forme de préambule, que ce petit fédéraliste commence à me scier le dos d’une façon bizarre. Quant à l’idée que tu te formes de l’Amérique et de ses habitans, que tu prends pour des singes, elle te ferait prendre toi-même pour un âne dans toute société… Marcheras-tu, moitié de coquin ! Avise-toi de tirer encore sur la corde, et tu vas connaître la configuration de mon pied… Il n’y a pas de singes, Colibri : c’est une bête inventée par les prêtres et par les tyrans pour humilier l’homme libre. L’Amérique, Colibri… — Tu tirés sur la corde, gamin ! apprête tes flûtes… je vais en jouer !… L’Amérique, mon garçon, est précisément faite comme je te le disais… Hu ! dia ! petit Cobourg… Et tu pourras en causer maintenant avec aisance et… Très bien, mon poulet ! tu ne pèses pas une plume à cette heure… Avec aisance et facilité, Colibri, mon ami… Hé ! vingt mille calottes ! où est le fils de chouan ? Mort du diable ! il a coupé la corde ! Arrêtez ! arrêtez le prisonnier !… Dans le champ, à droite !

L’enfant venait, en effet, de profiter des premières ombres du soir pour accomplir une évasion dont il avait sans donte trouvé les moyens à la halte du diner. Il courait alors à perte d’haleine dans un champ labouré, que l’étroite douve d’un fossé séparait du chemin. Bruidoux enjamba la douve et s’élança sur les pas du fugitif : les soldats le suivirent en poussant de grands cris ; mais ils n’étaient pas au milieu du champ, que déjà l’enfant avait escaladé la haie qui en barrait l’autre extrémité, et qui était contiguë à un bois épais. Il se retourna, quand il se vit maître de cette position, et fit un signe de la main, comme s’il voulait parler. Une dizaine de fusils s’abaissèrent dans la direction du petit gars. — Qu’est- « e que c’est ? s’écria Bruidoux d’une voix hale4ante, le premier qui fait feu, je le crosse ! Est-ce que nous avons des tueurs d’enfans ici ? Parle, mon bijou.

— Ayez bien soin de ma toupie, cria le captif envolé. Puis il sauta dans le bois et disparut.

— Eh bien ! dit Bruidoux en regagnant le chemin au milieu des rires mal contenus de ses camarades, ne vous gênez pas, mes enfans. Est-ce que personne ne viendra me chatouiller un peu le dessous du nez ?… Ta toupie, petit clampin ! ajouta le vieux sergent entre ses