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l’inconnu, qui peut tourmenter l’esprit d’un petit fellah comme l’ame d’un poète, le sollicitait nuit et jour à s’élancer au-delà de cette sphère, où rien ne souriait à sa jeunesse. Il hésita d’abord entre la terre et l’eau, entre le désert et le Nil. On sait que les caravanes, se montrant tout à coup à l’horizon comme le navire sur la mer, au retour d’expéditions lointaines et mystérieuses, exercent d’ordinaire sur l’imagination de l’Africain un attrait irrésistible ; mais, pour l’Égyptien, le Nil est la route sacrée qui mène aux lieux où le soleil se lève. Ce fut donc le fleuve qui l’emporta ; déposant à ses pieds la fronde et le sac plein de cailloux, Ismaël se mit à courir droit au rivage.

Que savait-il de la vie nouvelle qui l’attendait à bord de ces barques dont il avait de loin entrevu les voiles ? Rien ; cependant il bondissait comme un chevreau, satisfait d’avoir brisé sa chaîne et de tourner le dos à la cabane inhospitalière de ses vieux maîtres.


II. – LE MOUSSE.

La première fois qu’Ismaël se vit emporté par une brise fraîche sur les eaux du Nil, il se crut ravi au troisième ciel. Les voiles triangulaires frémissaient sur les vergues ; la canja[1], inclinée sous la pression du vent, glissait en se balançant avec légèreté autour des grèves, rasait les îles couvertes d’une végétation abondante ; et dépassait, dans sa marche rapide, les villages cachés sous les dattiers. Que le monde est vaste, qu’il est beau ! pensait Ismaël ; labourez vos champs… moi, je navigue ! — Et, couché au pied du mât, le petit mousse se laissait nonchalamment emporter à travers l’espace. Les femmes qui marchaient le, long des digues une ruche sur la tête, les pâtres qui conduisaient les buffles dans les hautes herbes, les barques à l’ancre devant les hameaux, les maisons des paysans perdues dans la campagne, tout cela passait devant ses yeux comme une vision. Il respirait à pleins poumons l’air vivifiant du fleuve et se sentait renaître. Malheureusement, au plus fort de son extase, un coup de corde, vigoureusement appliqué sur ses épaules par la main du patron, vint lui apprendre qu’un mousse n’est pas embarqué pour se croiser les bras et regarder couler l’eau. La canja avait touché sur une grève, l’équipage se jetait par-dessus le bord, et chaque matelot, en poussant avec son dos, cherchait à la remettre au milieu du courant. Plus petit que ses compagnons, Ismaël plongeait dans les flots jusqu’à la bouche. Ses pieds glissaient sur le sable ; déjà il regrettait le tertre sur lequel il faisait naguère tournoyer sa fronde en terre ferme. Comme il allait perdre pied,

  1. Barque du Nil.