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l’instant de se remettre en route, l’équipage sauta à terre, ne laissant à bord que le mousse Ismaël. La barque était amarrée devant une petite place dont un groupe de dattiers marque le centre. Le côté qui fait face au fleuve est occupé par une vieille mosquée bâtie en briques, ainsi que le minaret à deux étages qui la surmonte. À droite et à gauche s’étendent de chétives boutiques et des échoppes de barbiers. On y voit aussi des cafés, tentes légères soutenues par des piquets. À cette heure matinale, les marchands turcs et égyptiens, mêlés aux marins arabes, y buvaient le moka dans des tasses microscopiques, en fumant leur fin tabac de Syrie dans des pipes longues comme des lances. Devant les maisons, des femmes de fellahs, vêtues de saies bleues à larges manches et le visage couvert d’un voile, offraient aux acheteurs des oranges et des dattes dont elles écartaient les mouches à coups d’éventail. Les milans affamés piaulaient en volant autour de la mosquée, les tourterelles roucoulaient sur les balcons, et les chiens fauves, moitié loups et moitié renards, se faufilaient dans les jambes des passans. Ni l’âne patient trottant dans la poussière, ni le dromadaire qui se repose en allongeant son cou sur le sable, ne manquaient à ce tableau, que complétait la présence d’un aïta. On appelle ainsi en Orient, les soldats irréguliers connus en Occident sous le nom d’Arnautes et d’Albanais. Cette race de pandours, qui fait la joie des peintres par l’éclat de son costume et l’extravagance de son équipement, cause la terreur des populations asiatiques par ses déportemens et ses violences. Rien ne représente mieux la force brutale que ces gens hargneux et féroces qui portent sur eux tout un arsenal de pistolets, de couteaux et de yataghans ; ils sont, à vrai dire, la monnaie d’un pacha.

Celui qui venait de faire son apparition sur la petite place de Fouah s’y promenait en vainqueur, d’un pas ferme et solennel ; chacun se rangeait et laissait l’espace libre autour de lui. Ses vastes pantalons chamarrés de broderies s’engouffraient dans une paire de bottes turques. Comme il faisait chaud, il ne portait pas de veste ; ses bras longs et nerveux flottaient dans des manches de toile d’une ampleur démesurée, que le temps avait usées en maints endroits. Tantôt il rejetait ses mains derrière son dos en levant la tête, tantôt il les reposait sur deux pistolets qui sortaient de sa lourde ceinture et lui montaient jusqu’au menton ; souvent aussi il bâillait. Dans toute sa personne, il y avait quelque chose de terrible et de grotesque, qui tenait du bourreau et du matamore.

Cependant Ismaël, resté seul dans sa barque, chantait gaiement. C’est un si beau moment pour un mousse que celui où l’équipage, quittant le bord, le laisse maître absolu dans l’étroit espace où il a coutume d’être l’esclave de chacun. Ismaël allait et venait sur le pont, de la proue à