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les deux oreilles au moins trois fois avant de lui lâcher l’argent. Et puis, crois-moi, ne cours point après ces vilains Juifs qui ont le nez si pointu : ce sont des chiens avares ; ni après les Coptes, qui portent un encrier à leur ceinture : ce sont des renards rusés, et on ne gagne rien avec eux ; ni après les Turcs coiffés de gros turbans qui leur tombent sur les yeux : ce sont des gens rudes au pauvre monde ; mais, quand tu vois un Franc, bats-toi avec les camarades pour l’avoir : il appartient de droit au premier qui touche son habit.

Et après un moment de silence : — As-tu dîné ? demanda l’ânier.

— Non, dit Ismaël avec la modestie d’un invité qui répond à son hôte.

— Tant mieux, répliqua son nouvel ami ; viens avec moi.

Et il le fit entrer dans une petite boutique où l’on vendait des fruits. Il y prit quelques douzaines de bananes, plus deux à trois livres de ces pâtés qui se composent de dattes si bien écrasées qu’on ne voit plus qu’une masse de noyaux et de mouches pétries dans un suc noir. Ces friandises furent déposées dans le bonnet d’Ismaël ; et comme il s’extasiait sur l’abondance des provisions : — C’est toi qui régales, lui dit l’ânier ; donne-moi ta bourse, que je paie.

Ismaël tira quelques piastres de sa ceinture ; une fois dehors, le conducteur d’ânes appela ses camarades. Tous se jetèrent à l’envi sur les bananes et sur le pâté de dattes. Une fontaine qui coulait à quelques pas de là, sous une voûte de pierre ornée de fines arabesques, leur fournit une eau limpide. Ismaël avait payé sa bienvenue ; il était ânier. Dès le lendemain, le tuyau de la pipe passé dans le collet de sa tunique, les manches retroussées et les jambes nues, il courait à travers la grande ville du Caire, de la place de l’Ezbékieh à la mosquée de Touloun, de Birket-al-Farrayn à la place de Roumey. Comme il semblait plus naïf que ses confrères, les voyageurs étrangers l’employaient de préférence aux autres, et il faisait de bonnes journées. Cependant, ni ces courses multipliées, ni les avantages de sa nouvelle condition ne lui faisaient oublier le temps où il gardait les buffles sur le bord du Nil. Quand il avait tout le jour piqué les flancs de son âne, crié aux passans et à sa bête ces mots invariables : Ar-réquel-eik (gare la jambe), al-émin-eik (à droite), al-schémal-eik (à gauche), quand il avait trotté comme un chien maigre aux quatre coins du Caire, il pensait aux soirées un peu tristes, mais douces à son souvenir, où il courait côte à côte avec la jeune aveugle. Alors il cachait sa tête dans ses mains pour mieux se rappeler les scènes regrettées qui lui revenaient obstinément en mémoire, et il croyait entendre encore la voix de Fatimah, quand elle chantait en marchant à la rencontre des barques. Une chose le consolait, c’est qu’il mettait en pratique la maxime d’un des trois