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— Ismaël.

— De Rosette, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit le pâtre.

— Tu es cet Ismaël Er-Raschydi[1] qui a déserté sa barque à Fouah ? ah ! mon garçon, tu as bien fait de partir ; si le patron t’avait tenu !… Là-dessus, il raconta à ses compagnons l’aventure de l’aïta endormi au pied d’un dattier, et comment celui-ci, à son réveil, avait déchargé ses pistolets sur le mousse. L’histoire fut très goûtée des conducteurs d’ânes, qui, avides d’en apprendre la suite, se rapprochèrent d’Ismaël.

— Et moi aussi, reprit l’ânier, j’ai déserté le même jour. Ma barque s’en allait dans ton pays, à Rosette, et je me suis glissé dans une autre, qui m’a conduit au Caire. Je m’en suis fort bien trouvé… Voyons, toi, que fais-tu ici ?

— Rien encore, dit Ismaël ; j’arrive, et…

— Et tu ne sais quoi devenir ?

— Non, dit le pâtre en baissant les yeux.

— Eh bien ! mon garçon, fais-toi ânier. Le métier n’est pas difficile. Tu te mets au service d’un patron qui te loue sa bourrique, tu te plantes le matin à l’entrée du quartier des Francs, et, dès que tu vois paraître un de ces étrangers qui ressemblent à une paire de pincettes coiffée d’un chaudron[2]. tu cries : Good dunkey, signore, very good dunkey ; un bon âne, seigneur, un bien bon âne ! Ces Franguis veulent tout voir : tu les mènes à la citadelle, aux tombeaux des sultans mamelouks, au bazar des esclaves.

— Il faut bien du temps pour apprendre à connaître tout cela, dit Ismaël, et moi qui ne sais pas même le nom de cette place.

— Bah ! reprit l’ânier, dès qu’une pratique a enfourché ton âne, tu piques ta bête et au galop ! Tu demandes ta route au premier camarade qui se rencontre. Si tu t’égares, tant mieux, la course est plus longue, et tu te fais payer davantage. Et puis, quand le Frangui te donne de l’argent, pleure, crie, ameute les passans ; dis que l’infidèle, le cafir t’a refusé le pourboire qui t’est dû. L’étranger aura peur, et il te jettera une poignée de piastres.

Et en parlant de la sorte il se tourna vers ses camarades, comme pour leur dire : — N’est-ce pas que cela se pratique ainsi ?

L’éloquence de l’ânier avait produit une certaine impression sur l’esprit d’Ismaël.

— Et le patron, demanda-t-il, comment s’arrange-t-on avec lui ? — Le maître qui te loue son âne n’est pas là pour te surveiller comme le patron d’une barque, répondit le jeune garçon. Tu dois te faire tirer

  1. De Rosette. Le nom arabe de cette ville est Raschid.
  2. Bien qu’elle soit peu poétique, cette comparaison est familières aux Orientaux.