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— C’est mon métier, répliqua l’ânier.

— Il en a d’autres et de meilleurs ! Veux-tu me suivre ? Je vais à Rosette acheter une barque, tu navigueras avec moi.

— Bah ! dit le fellah, j’aime mieux la vie que je mène. Ne suis-je pas libre comme l’air ? Point de soucis ; point d’argent à cacher, je le dépense à mesure qu’il me vient, de peur des voleurs. Quand je suis las de travailler, qui m’empêche de me coucher à l’ombre, sous le porche d’une mosquée ? Navigue qui voudra, moi, je reste ânier !

— A ton aise, mon ami, dit Ismaël. — Et il se rappela le temps où cet insouciant garçon lui paraissait un important personnage.

Les aventures de son enfance et de sa jeunesse lui revenaient plus vivement en mémoire à mesure qu’il avançait. Bientôt il arriva sur les collines du haut desquelles on découvre le Caire tout entier s’allongeant au pied de la citadelle, le Nil qui serpente à perte de vue, tantôt pressé par les sables ; tantôt bordé de jardins, et à l’horizon les pyramides, pareilles à trois tentes gigantesques plantées à l’entrée du désert. Ce magnifique spectacle arrache des cris d’admiration et des larmes de joie aux pèlerins qui reviennent d’Arabie ; il fit battre le cœur d’Ismaël, qui revenait de bien plus loin. Quand il trotta dans les rues de la ville, combien lui parurent misérables les hommes de peine et les porteurs d’eau qu’il rencontrait, courant dans la poussière, jambes nues et manches retroussées ! C’étaient cependant ces mêmes gens dont il avait, à une autre époque, partagé la condition, dont il, avait même envié le sort à son arrivée dans la brande ville, où il ne savait sur quelle pierre reposer sa tête. Un grand nombre d’aveugles lui demandaient l’aumône, — on les compte par milliers dans la capitale de l’Égypte ! — et il leur donnait avec émotion. Chaque fois qu’une femme privée de la vue s’approchait de lui, il tremblait de reconnaître Fatimah, la petite aveugle des bords du Nil.

Dès le lendemain de son retour au Caire, Ismaël se fit conduire chez le médecin européen : celui-ci, ayant prospéré dans ses affaires, occupait une jolie maison du quartier copte, entre une cour où murmurait une fontaine et un jardin planté de vignes et de figuiers. En frappant à la porte, l’Égyptien se troubla, et, quand un domestique la lui ouvrit, il eut beaucoup de peine à balbutier quelques mots. — Faites entrer, dit le médecin ; qui me demande ? — Et comme il s’avançait du côté de la cour, il vit Ismaël debout, la main à son front, qui s’inclinait respectueusement vers lui, à la manière d’un client qui aborde son patron.

— Excellent seigneur, protecteur du pauvre, consolateur de ceux qui souffrent, que votre bonheur augmente de jour en jour, que la lumière de vos prospérités reste toujours brillante…

— Après ? dit le médecin.