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pouvons cependant envisager ses écrits autrement que comme l’un des symptômes de l’existence d’un parti plus ou moins nombreux, déjà beaucoup moins patient que la jeune noblesse, et destiné lui-même à être bientôt dépassé. M. Tourgueneff est un émigré russe ; gardons-nous toutefois de voir en lui un démocrate ou un partisan furieux des idées de l’Occident ; il est arrivé à l’idée constitutionnelle par la double voie du panslavisme et des souvenirs aristocratiques ; et s’il conseille à la politique russe d’entrer dans une voie plus libérale, il a soin de dire que c’est dans l’intention de lui assurer toute la puissance d’attraction qu’elle devrait, suivant lui, exercer sur le monde gréco-slave, et d’abord sur la Pologne. Voilà bien le panslaviste ; voici le libéral. « Nous nous bornerons, dit-il, à poser cette question, et la poser, c’est la résoudre – La Russie pourra-t-elle rester à jamais inaccessible à l’influence morale du monde civilisé, de l’esprit européen ? Nommez cet esprit comme vous voudrez, esprit révolutionnaire, esprit de désordre, esprit de vertige soufflé par les enfers pour précipiter les peuples dans le néant : à votre aise, messieurs les adorateurs du statu quo ; mais vous le voudriez en vain, vous ne sauriez vous dissimuler la puissance cet esprit : il avance toujours, qu’oi qu’on fasse, même quand il semble reculer, comme aujourd’hui, par exemple, que les doctrines socialistes et communistes voudraient faire remonter les peuples vers la barbarie. » Suivant M. Tourgueneff, le salut de la Russie, la condition impérieuse de sa grandeur, de sa puissance, de sa prospérité, c’est la civilisation. Quels sont pour ce pays les moyens de civilisation ? Ceux-là même qui ont réussi au monde civilisé. Qu’entend par là M. Tourgueneff ? Le régime constitutionnel représentatif appliqué à l’empire russe proprement dit et à la Pologne, sont fondus en un même corps, soit unis seulement dans la personne du souverain et séparés par l’administration. Sans doute, l’essai du régime constitutionnel en Pologne n’a pas été heureux sous tous les rapports. M. Tourgueneff répond à l’objection ainsi posée en faisant remarquer que la Pologne constitutionnelle était liée à une Russie absolutiste. Quand le régime représentatif serait commun aux deux pays, les difficultés disparaîtraient en partie ; il n’y aurait plus d’obstacle au développement régulier et pacifique des idées libérales chez les deux peuples unis à la même destinée.

M. Tourgueneff n’est point le dernier terme des idées libérales en Russie. Il est distancé de très loin par le parti démocratique et révolutionnaire, qui plusieurs fois et tout récemment encore a conspiré. Il ne faudrait pas attacher à cette dernière conspiration plus d’importance que ne lui en ont accordé les Russes eux-mêmes. Comme la plupart des entreprises de ce genre, qui ne sont pas appuyées sur un grand mouvement d’opinion, c’était une puérilité de gens disposés à jouer follement leur tête. Il faut cependant remarquer d’abord que