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plus difficile de le croire ; elle a des traditions et une sorte d’instinct qui la poussent vers les riantes et riches contrées du midi. Une conquête aux dépens de la Turquie donnerait à l’empire russe des populations qui, tout animées qu’elles sont de l’esprit libéral, n’ont point été aussi profondément révolutionnées que celles de Posen et de la Gallicie. Les lettres des principautés du Danube ont puisé abondamment aux sources occidentales ; mais le fond même du pays, le peuple, est encore dans un état voisin de celui du peuple russe. Le sol de la Turquie septentrionale, avec ses entrailles fécondes et ses sillons échauffés par un soleil généreux, a un attrait bien autrement puissant que les régions nébuleuses et pauvres de la Pologne occidentale. La Russie ne renoncera pas facilement à l’ambition de reculer ses frontières vers ces chaudes et fertiles contrées. Cependant elle n’est point aussi pressée qu’on l’imagine de tenter cette conquête, et, en retirant aujourd’hui une partie de ses troupes des principautés du Danube, elle indique au moins qu’elle ne croit pas le moment venu de rien entreprendre sur ce terrain Elle a remarqué, d’une part, que les élémens d’une force respectable se sont développés au sein de l’empire ottoman que cet état s’affermit sous l’influence d’une politique intelligente et juste ; d’autre part, que les cabinets de l’Occident, même gênés par la révolution, n’ont point encore renoncé à maintenir l’intégrité de la Turquie. La diplomatie russe, dirigée avec la pénétration la plus éclairée, sans abdiquer les ambitions que chacun lui connaît, se replie donc sur elle-même et change son front de bataille. Ce n’est plus comme avide, de conquêtes et hostile à telle ou telle forme de gouvernement que la Russie essaie de se poser en Europe elle déclare qu’elle n’a point de parti pris, si ce n’est contre la politique révolutionnaire ; elle propose aux cabinets le concours de son influence pour ramener le calme partout où la paix serait troublée, soit par le parti radical, comme en Autriche, soit par tel ou tel cabinet, comme naguère en Holstein et hier en Grèce.

Et de fait, quand la Russie voit que tout ébranlement nouveau mettrait en péril les principes fondamentaux des sociétés et ce qui reste de sentimens sacrés dans le cœur des hommes, pourrait-elle s’entêter dans le périlleux égoïsme de l’esprit de conquête et choisir, au milieu de tant de grandes choses à faire avec honneur, le rôle le moins glorieux ? Quand elle se sent elle-même menacée de près ou de loin, comme état et comme nation, par toute guerre qui surgirait aujourd’hui sur le continent, peut-on croire quelle voudrait poursuivre à ce prix de solitaires pensées d’agrandissement, et mettre le feu à l’Europe pour elle-même atteinte par l’incendie qu’elle aurait allumé ? Nous préférons lui attribuer des intentions à la fois plus équitables et plus désintéressées. L’occasion d’en faire preuve n’est-elle pas d’autant