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de Voltaire et de Beaumarchais, que même ces malheureuses tragédies de Voltaire, que nous ne prétendons pas défendre, et que l’auteur d’Angelo range parmi les œuvres les plus informes de l’esprit humain, n’ont été pour lui que des moyens adroits d’arriver à l’époque impériale. On sait en effet que c’est là l’idée dominante de M. Hugo : une sorte d’assimilation involontaire entre son génie et celui de l’empereur ; le regret de n’être pas venu de son temps pour gagner des batailles en poésie pendant que Napoléon écrivait des poèmes sur les champs de bataille, pour créer une littérature impériale pendant que Bonaparte créait un code, une société, une dynastie et un monde. D’après M. Hugo, c’est là la seule chose qui ait manqué au héros des temps modernes, la seule lacune qu’on aperçoive dans la gloire de son règne. Cette lacune, l’empereur l’a sentie lui-même, car son goût littéraire, nous dit encore M. Hugo, était supérieur. Il aurait donné des millions, des provinces, des royaumes pour un seul de ces chefs-d’œuvre dramatiques qui devaient éclore, vingt-cinq ans plus tard, de Hernani aux Burgraves. Par malheur, M. Hugo venait à peine de naître, et Napoléon fut réduit à se contenter de Raynouard, de Baour, de Luce de Lancival, des Templiers, d’Omasis et d’Hector : ce fut là la plaie secrète de son empire, le regret qu’il emporta à Sainte-Hélène, où il en éprouva probablement quelques autres plus sérieux que celui-là Ah ! si Marie Tudor et le Roi s’amuse avaient été joués en 1810, Napoléon n’aurait rien regretté à Sainte-Hélène, et peut-être n’y serait-il jamais allé. M Hugo ne nous l’affirme pas, mais il nous le laisse entendre. Seulement, pour rester dans le domaine de la vraisemblance et ne pas ajouter trop notoirement le don de seconde vue aux autres qualités du génie impérial, il évite de se nommer et ne nomme que Corneille ; mais c’est évidemment un pseudonyme. L’empereur a parlé de Corneille parce qu’il l’avait lu ; il n’a rien dit de M. Hugo parce qu’il n’avait fait que le pressentir.

Telle est la pensée intime, secrètement caressée dans les rêves du poète, et qu’il a déguisée tant bien que mal en précis historique de la lutte entre l’autorité et la liberté. On le voit, cette façon de cacher sous un système général une prétention personnelle n’a rien de bien concluant en ce qui touche à la régénération théâtrale. Aussi, nous le confessons humblement les documens publiés sur la question des théâtres nous paraissent faciliter médiocrement la solution du problème. Ils placent sous un nouveau jour quelques excentricités contemporaines, mais ils apprennent fort peu de chose sur le principal sujet de ces investigations. Ce qui est positif, ce qui résiste même aux belles digressions de MM. Hugo, Dumas et autres, c’est que la multiplication illimitée des théâtres, leur indépendance absolue, la confusion des genres, l’éparpillement des talens, achèveraient de tout perdre. Il n’y a déjà que trop de théâtres ; c’est cette production excessive, multiple, hâtives stérile dans sa fécondité apparente, disproportionnée avec les besoins de la consommation véritable, qui paralyse les efforts de l’art sérieux, accélère la décadence littéraire et dramatique, et ruine du même coup les directeurs, les auteurs et les libraires.

Veut-on savoir à quoi s’en tenir sur la liberté illimitée de production ? qu’on la juge par les résultats qu’a amenés l’excès de la production littéraire pendant ces dernières années. Cet indice est d’autant plus instructif, qu’il se rattache à un mouvement général d’abaissement intellectuel que nous avons déjà signalé.