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En face d’un pareil problème, tout change : il ne faut plus s’inquiéter des questions qui nous préoccupaient autrefois, au temps de la monarchie, savoir, quelle part il faut faire à la liberté et quelle part il faut faire à l’autorité. Laissons de côté cette théologie constitutionnelle et libérale. Nous sommes en guerre ; il y a d’un côté, à Paris, 128 000 hommes qui disent : Nous voulons le retour du gouvernement provisoire, la permanence des ateliers nationaux, le triomphe de l’insurrection de juin 1848 ; il y a de l’autre côté 122 000 hommes qui disent : Nous ne voulons rien de tout cela, car c’est la ruine de la société. La ligue qui veut la destruction de la société actuelle a pour elle la plupart des institutions de 1848 ; la ligue opposée a pour elle la majorité dans l’assemblée et le président de la république, c’est-à-dire le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif ; elle a pour elle les soldats, qui, grace au ressort encore existant de le discipline, se battent bien les jours d’émeute, quoiqu’ils votent mal les jours d’élection, et l’on peut craindre que les soldats ne soient tentés de mettre un jour d’accord leurs votes et leurs baïonnettes. La société actuelle, quoique vivement attaquée, quoique fortement ébranlée, peut donc encore se défendre ; mais combien de temps peut-elle se défendre ? On peut calculer, comme dans une place assiégée, combien il nous reste encore de munitions et de vivres. Une fois les munitions épuisées, il faudra se rendre. Nous pouvons, en lisant la constitution, calculer combien de temps elle nous laisse à vivre. Encore faut-il défalquer de la vie le temps de l’agonie. Que nous reste-t-il donc ? Dix-huit mois à peu près. Si M. Hugo n’était pas occupé d’autres pensées, il aurait une belle occasion de refaire son roman, le Dernier jour d’un condamné ; il l’appliquerait à la société.

Quels tristes augures ! dira-t-on. — Mais qui peut avoir quelque bon espoir pour une élection législative ou pour une élection présidentielle dans l’état actuel des esprits et des institutions ?

Nous ne dirons pas que nous avions prévu le résultat des élections de Paris et des départemens. Non, quelle que soit la défiance que nous a toujours inspirée le suffrage universel, nous n’aurions jamais prophétisé la défaite que vient d’essuyer le parti modéré. Nous n’aurions pas prévu qu’après le 24 février et le 24 juin 1848, une partie de la bourgeoisie de Paris voterait pour cette trinité socialiste que l’on appelle M. Carnot, M. Vidal et M. de Flotte. Nous n’aurions jamais pensé que d’honnêtes gardes nationaux, d’excellens hères de famille, pour donner une leçon au gouvernement à propos des jésuites, iraient s’enrôler au scrutin dans les rangs de l’armée révolutionnaire. Cette partie de la bourgeoisie parisienne avait été cependant bien avertie. Elle avait eu, pour s’éclairer, les conseils de ses amis et les menaces de ses ennemis, car les socialistes, il faut le dire, n’y ont pas mis cette fois la moindre hypocrisie. Ils ont joué cartes sur table. On ne dira pas qu’ils ont mis le drapeau rouge dans leur poche. S’ils ne l’ont pas promené dans les rues, ils l’ont montré assez visiblement dans leurs discours pour que personne n’ait pu se méprendre à leurs intentions. Qui n’a pas lu les procès-verbaux des assemblées préparatoires de leurs comités ? Qui n’a pas entendu les cris sauvages proférés contre l’infame capital, contre l’infame propriété, contre la religion, contre tous les principes des sociétés civilisées ? On a dit aux bourgeois : Nous règlerons vos comptes ! On a dit à tous ceux qui possèdent : Nous vous ferons rendre