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L’église grecque s’appelle, on va le voir, l’église orthodoxe ; elle prétend que c’est Rome qui a rompu avec l’orthodoxie, que c’est Rome qui a fait le schisme, et tandis qu’au concile de Florence, en 1439 et plus tard encore, c’était Rome qui cherchait à réunir l’église grecque et à la rappeler à elle, comme au centre de la foi chrétienne, voici qu’aujourd’hui l’église grecque rappelle Rome à elle, comme étant elle-même le centre de la foi chrétienne. Elle ne vise donc à rien moins en ce moment qu’à changer l’axe du monde religieux ; mais elle ne vise à cela que parce que l’axe du monde politique semble aussi se déplacer.

L’empereur orthodoxe est rentré dans Rome après tant de siècles d’absence, dit le mémoire en parlant de la visite que l’empereur Nicolas fit à Rome, en 1846, au pape Grégoire XVI. Ce sont là des paroles significatives. Charlemagne n’est plus à Paris ou à Aix-la-Chapelle, il est à Moscou ou à Saint-Pétersbourg. Et ce qu’il faut surtout remarquer, c’est que le nouveau Charlemagne, en venant à Rome, prétend bien y apporter, comme l’ancien, une grande force matérielle, mais qu’il ne songe nullement à y venir chercher une consécration spirituelle et morale de son pouvoir. Loin de là ; c’est lui qui, pour ainsi dire, vient consacrer la papauté. L’ancien Charlemagne était à la fois le serviteur et le protecteur de la papauté ; il donnait beaucoup, il recevait encore plus. C’était le pape enfin qui le faisait empereur, mais empereur d’Occident, empereur par conséquent un peu nouveau et parvenu, un peu usurpateur ; il y avait toujours en Orient le vieil et légitime empereur dont le pape s’était séparé. Cette séparation n’avait pas affaibli le titre et les droits de l’empereur d’Orient. Aujourd’hui c’est cet empereur d’Occident, c’est l’empereur orthodoxe qui rentre dans Rome, qui apporte tout au pape et qui n’a rien à en recevoir ; il apporte au pape la force que la papauté a perdue depuis qu’elle s’est livrée à l’esprit occidental et qu’elle s’est mise à la tête de ce monde occidental si tumultueux et si peu gouvernable ; il apporte au pape la sainteté de la tradition orientale, que rien n’a altérée et que rien n’a ébranlée ; il vient enfin, c’est le mot de l’orgueil et de l’ambition de l’église grecque, ou plutôt de l’empereur, dont elle fait à la fois un César et un saint Pierre, il vient finir le schisme, en pardonnant à la papauté et en la protégeant.

Il y a encore bien des réflexions à faire sur ce sujet ; il y aurait même quelques curieux détails à donner sur la marche des idées dans une partie de la société russe, à montrer comment l’école qui avait autrefois pour chef M. de Maistre, et qui faisait son évangile des doctrines du Pape, en est venue peu à peu, et par une sorte de logique nationale, à trouver que le vrai pape c’était le czar. Nous reviendrons peut-être quelque jour sur ces divers points. Aujourd’hui, en publiant ce document, dont nous ne prenons en aucune manière les idées à notre compte, nous ne voulons que mettre à l’ordre du jour des conversations réfléchies et prévoyantes une question nouvelle et grave[1].

  1. Pour comprendre la portée de ce document, qu’on nous adresse d’une ville du Nord, on fera bien de relire ce que nous avons dit, dans notre livraison du 15 juin 1849, d’un mémoire sur la situation actuelle de l’Europe depuis février, présenté à l’empereur Nicolas par un diplomate russe. Le mémoire sur la Question romaine est dû à la même plume.