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— Mon fils ! murmura M. Levrault en cachant sa tête entre ses mains.

— Malheureux, s’écria la marquise indignée, que venez-vous faire ici ?

— Croiriez-vous, dit Timoléon s’adressant à son père sans s’inquiéter de cette apostrophe inhospitalière, croiriez-vous que ces drôles veulent m’empêcher d’entrer dans le château Levrault ? J’ai beau leur crier que je suis votre fils ; ils s’obstinent à n’en rien croire. Je suis proscrit, traqué par les sicaires de la réaction ; me refuserez-vous un asile ?

Et, sans plus de façon, il prit place à table.

— Puisque vous êtes proscrit, dit le jeune La Rochelandier d’un ton qui n’admettait pas de réplique, nous vous cacherons ; mais vous n’êtes pas ici chez vous, sachez-le bien, vous êtes chez moi. Dans huit jours, au plus tard, il faut quitter la France. Vous choisirez vous-même le lieu de votre retraite, et nous ferons les frais de votre voyage.

Demeuré seul avec son père, Timoléon lui raconta à sa manière l’étourderie populaire du 15 mai. Il était lui-même un des étourdis qui avaient envahi la chambre et balayé la représentation nationale. Quand il eut terminé son récit :

— Je suis proscrit, ajouta-t-il ; mais ne croyez pas pourtant qu’en venant ici, je n’aie songé qu’à mon salut. Puisque Paris refuse de nous suivre, nous allons endoctriner les campagnes. Vous n’êtes pas de ces républicains timorés qui reculent devant le remaniement complet de la société ; les théories les plus avancées n’ont rien qui vous surprennent. Je viens vous proposer une œuvre admirable, et je compte sur vous.

— Quel est ton projet ? demanda M. Levrault, frissonnant des pieds à la tête.

— Je veux démocratiser la Bretagne, réhabiliter la Vendée, moraliser, donner à la république ces deux provinces si long-temps abruties par la superstition et l’aristocratie ; je veux prêcher en Bretagne, en Vendée, la vérité sociale. À nous deux, mon père ! Nous convertirons les paysans à la foi nouvelle ; je serai Jésus, et vous serez saint Jean ! Nous porterons la lumière sous le chaume, et nous brûlerons les châteaux.

— Tu parles de Jésus et de saint Jean ; mais Jésus et saint Jean ne brûlaient pas les châteaux.

— Ils devaient les brûler ; c’est à nous d’achever leur tâche. À nous deux, nous en viendrons à bout.

— Ah ! mon cher Timoléon, dit M. Levrault, toujours prêt à hurler avec les loups, je ne t’ai pas attendu pour prêcher ici la foi nouvelle ; mais tu ne connais pas les paysans de nos campagnes. Les malheureux croient encore à toutes les vieilleries dont nous connaissons, nous autres, le néant et l’impiété, à la famille, à l’héritage. Ils se feraient tuer jusqu’au dernier pour défendre, pour sauver le champ de leur seigneur, le champ qu’ils labourent, qu’ils arrosent de leurs sueurs, et