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qui ne leur appartient pas. Tu ne sais pas jusqu’où va leur stupidité : s’il me prenait fantaisie de mettre moi-même le feu à mon château, ils accourraient par milliers pour l’éteindre. Ce n’est pas sur cette terre ingrate que pourra germer la vérité sociale.

— L’entreprise est difficile, mon père, je le savais déjà ; elle n’en sera que plus glorieuse. Ma parole fécondera cette terre ingrate. Couvrir de moissons les plaines de la Beauce, est-ce là de quoi tenter le génie et le dévouement d’un apôtre ?

— Va donc, que ta destinée s’accomplisse ! Poursuis ta mission. Pour moi, j’ai renoncé à la vie politique. Je sens que je ne suis pas fait pour l’apostolat ; mais je suis fier de mon fils, et mes vœux t’accompagneront.

— Eh bien ! reprit Timoléon, puisque vous êtes fier de votre fils, vous ne lui refuserez pas une poignée de ce vil métal qui disparaîtra de la terre régénérée quand le règne de la vérité sociale sera venu, mais qui aujourd’hui, dans le vieux monde corrompu où nous vivons, peut servir à tout, même au bien.

— Mais je suis ruiné, tu ne l’ignores pas.

— Bah ! laissez donc ! Vous avez bien encore un petit magot. Pour avoir la paix et se donner en même temps un air de grandeur et de générosité, M. Levrault tira sa bourse et la jeta à Timoléon avec la grâce et le laisser-aller d’un marquis de l’ancienne comédie.

Le lendemain était un dimanche ; Timoléon rôdait dans le village voisin. Comme les paysans sortaient de l’église, il trouva moyen de lier conversation avec deux garçons de ferme, les entraîna au cabaret et demanda un broc du meilleur vin. À peine attablé, il commença son rôle d’apôtre. La singularité de ses discours, la longueur de sa barbe, eurent bientôt attiré autour de lui un nombreux auditoire. Il leur expliquait la sublime théorie de la vraie et de la fausse propriété, le partage des fruits de la terre entre tous les membres de la communauté, la nécessité d’abolir l’héritage. Déjà il touchait aux cimes les plus hautes de la vérité sociale, lorsqu’il fut interrompu dans son improvisation.

— Ainsi, à votre compte, demanda Jean Thomas, le champ que mon père m’a laissé et que j’ai arrondi de quelques bons lopins, je n’ai pas le droit de le laisser à mon fils ?

— Non, car l’héritage est un sacrilège, et votre fils ne posséderait qu’une propriété mensongère.

— Ainsi, demanda le père Michel, au lieu de porter mon blé au marché et de rapporter à notre ménagère quelques bons sacs d’écus, à votre compte, il faut le partager entre tous les fainéans de la commune qui se croisent les bras et passent leur vie au cabaret ?

— Vous devez le partager, au nom de la fraternité.