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Élisabeth, qui n’entendit même pas les paroles où se révélait chacun de ces trois caractères ; et quand Robert de Vibraye rouvrit ses yeux, qu’avait fermés une longue défaillance, il vit à son chevet une apparition qu’il ne devait plus oublier. Aussi a-t-il dit quelquefois « qu’une côte brisée ne payait pas assez cher cette belle nuit commencée dans les coups de fusil et terminée sous un adorable regard. O nuit unique de ma jeunesse ! »


III

Elle était debout au chevet de Robert, pâle comme la crainte et ardente comme l’espérance. Sa chevelure, disposée autour de son front en bandeaux onduleux et aériens, avait cette poésie passionnée que les grands maîtres italiens donnent aux chevelures de leurs anges ; le regard que Charlotte enfonça sous le pauvre front de Werther n’avait point plus attrayante et plus mystérieuse profondeur que le sien. Elle tenait ses deux mains blanches et longues croisées sur sa poitrine dans une attitude qui était empreinte d’un héroïsme céleste : tel devait être, à l’heure suprême sur le seuil des invisibles royaumes, le maintien de ces nobles et gracieuses créatures qui montaient à l’échafaud, le siècle dernier, avec une enthousiaste tristesse, emportant dans la joie divine où leur ame était déjà plongée une compassion angélique pour les douleurs et les crimes d’ici-bas. Sa taille, qui avait quelque chose en même temps de sacré et de voluptueux dans l’étroit corsage, semblable à celui de l’Hérodiade des cathédrales, où elle était enserrée, se penchait en arrière par un mouvement plein de hardiesse et de charme, tandis que ses genoux, dont les contours arrondis se dessinaient sous les plis flottans de sa robe, s’inclinaient en avant, appuyés comme à un prie-Dieu au lit de Robert. Je conçois qu’on n’oublie point une pareille vision.

La chambre du commandeur était une pièce tendue de damas rouge, qu’on appelait ainsi parce qu’il y avait dans un de ses angles une statue qui ressemblait à cet ennemi de pierre dont la main abattit don Juan. On avait mis là l’image funéraire d’un ancien comte de Tessé enlevée à un tombeau pendant la révolution. Cette statue sépulcrale ne devait avoir en cette chambre qu’un asile provisoire, et, depuis près de vingt années, on l’avait laissée à la même place ; les destinées de la vieille maison dont elle rappelait les temps héroïques étaient représentées d’une façon assez frappante par cet hôte d’une terre sainte et d’un grand ciel renfermé entre les murailles étroites d’une chambre profane. Robert promena d’abord des regards pleins de curiosité sur tout ce qui l’entourait, puis bientôt il ne vit plus qu’Élisabeth, et sentit dans son corps blessé un indicible tressaillement d’allégresse. Quelquefois