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Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/20

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déjà il avait aperçu la duchesse de Tessé à travers champs, faisant franchir à ses chevaux anglais les haies touffues et hautes de la Vendée ; mais cette élégante et intrépide amazone ne lui avait pas donné l’idée de la figure pleine de pitié, de tendresse et de rêverie qui, en lui rappelant les plus fraîches pensées de son enfance, excitait les plus ardens élans de sa jeunesse.

— Ah ! dit-il à sa charmante hôtesse, si vous pouviez m’apprendre que je suis mort et que je vais vous voir toute l’éternité…

Elle lui mit sur la bouche une main qui le fit rougir et frissonner : — Ne parlez pas, — fit-elle d’une voix tendrement impérieuse.

Puis, par un mouvement naturel à ce caractère oublieux et emporté : — Comment avez-vous été blessé ? Vous êtes M. de Vibraye, n’est-ce pas ? Vous étiez au château de la Pénissière ? Depuis ce matin, je savais qu’il devait y avoir là une action sanglante. Les coups de fusil que nous avons entendus toute cette après-dînée me retentissaient dans le cœur. Je ne me connaissais point d’amis dans les combattans d’aucun côté, et cependant je me sentais dans un état douloureux comme celui où nous jette l’orage. C’était un pressentiment ; je devais connaître un de ceux que ces lugubres coups de feu atteignaient.

— Oui, répondit Robert, je suis M. de Vibraye, votre voisin, et j’ai reçu une balle au château de la Pénissière. J’en rends grace à ma bonne étoile, qui, jusqu’à présent, était restée pour moi dans les nuages. C’est la première fois qu’avec un peu de sang j’achète une grande joie.

En ce moment, André entra, amenant avec lui un chirurgien qu’il avait envoyé chercher sur-le-champ. Malgré ce qu’a toujours de si profondément inopportun et désobligeant, pour les gens qui sont à l’âge où tout entretien féminin est plein de charmes, l’apparition dans l’intérieur conjugal d’un mari quel qu’il soit, je dirais presque quelle que soit sa femme, Robert ne sentit aucune répugnance à la vue d’André.

Le duc de Tessé, qui alors était à peine âgé de trente ans, avait une physionomie mélancolique et bienveillante ; on se sentait dès le premier abord disposé pour lui à l’intérêt et à l’affection. S’il n’y avait pas derrière cette douce et rêveuse expression de grandes profondeurs d’intelligence, il y avait de vrais trésors de bonté. Les dissipations de la vie mondaine n’avaient point détruit chez André un fonds précieux de charité chrétienne et de douceur évangélique. Il attacha sur Robert un regard rempli de cette compassion efficace qui soulage ceux dont elle s’inquiète. Quand le médecin fit venir sur les traits du blessé, dont il sonda la plaie, cette terrible pâleur dont la plus courageuse des douleurs ne peut prévenir l’invasion, mais qu’elle semble tenter de combattre en allumant dans les yeux du patient une âpre et violente flamme, le duc de Tessé se sentit défaillir. Robert s’aperçut de l’émotion causée dans ce cœur fraternel par le spectacle de son combat avec