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travers les chemins du monde. Dans ces festins où quelques hardis compagnons s’attaquent à la magie de la coupe, l’esprit s’éteint un instant, puis se rallume ; dans une bataille, les corps tombent et rien de plus, la mort n’est que dans ces enveloppes sanglantes dont nous délivreront les souffles du ciel, le bec des vautours et les mystérieuses vertus de la terre. Dans un salon, pendant un bal au milieu de ces femmes que parent les diamans et les fleurs, la mort est partout. Chaque heure dont le pied sonore, comme dit Chénier, retentit au milieu des accords de l’orchestre sonne sous toutes les poitrines des funérailles. Chez celui-là, c’est la candeur qui est frappée mortellement par le regard d’une coquette. Une pensée vaniteuse vient de tuer l’amour chez cet homme aux cheveux noirs ; une pensée ambitieuse vient de tuer la vertu chez cet homme chauve. Chez cette femme que sa beauté, sa jeunesse et sa parure font, au milieu de cette ardente nuit d’hiver, un souvenir de la fraîcheur matinale, une image du printemps, l’amitié vient d’être tuée par une pensée jalouse. Et pendant que tous ces trépas s’accomplissent, il n’est pas un visage où se peigne ni la tristesse, ni l’épouvante ; chaque visage reste empreint du même sourire. Tous ces sépulcres cachés, comme dit l’Évangile avec sa surhumaine éloquence, balancent gracieusement leurs cadavres aux sons des instrumens de fête. Allez donc demander ensuite tout ce que réclame l’amour, une ignorance qui ne soit point de l’art, une sensibilité qui ne soit pas du caprice, des emportemens qui ne soient pas un jeu, une douceur qui ne soit pas de la fatigue, à des femmes qui ont été, comme la duchesse de Tessé, les héroïnes de ces champs de bataille !

Et cependant j’étais trop dur tout à l’heure quand je comparais les larmes arrachées à Élisabeth par le pâle et intrépide visage de Robert à celles que répandait cette même femme sur les feintes et mélodieuses douleurs de la Malibran. La duchesse de Tessé voyait dans ce blessé, qu’elle soignait avec un dévouement sincère, autre chose qu’une source de rares et romanesques émotions. Quelquefois, quand les yeux de Robert, agrandis par la douleur et embrasés par la passion, attachaient sur elle un de ces regards qui vont jusqu’au fond de l’ame où les envoie un mystérieux et suprême effort, il lui semblait que des pensées inconnues et des rêves évanouis faisaient surgir tout un monde enchanté dans son cœur. Alors elle laissait sa main dans les mains tantôt glacées, tantôt brûlantes du blessé, et se penchait sur lui comme la rêveuse divinité d’une fontaine se penche sur l’onde harmonieuse et profonde où elle entend chanter ses louanges par les esprits qui lui sont soumis.

Tout à coup la blessure de Vibraye prit un caractère alarmant. La fièvre vint, amenant le délire et son enfer. Aussitôt que disparaissait le jour, Robert appartenait aux spectres. Il le disait lui-même à Élisabeth