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Je fus frappé de ce mode d’augure, où la divination par le feu rappelait clairement l’ancien culte des élémens et dénonçait l’origine celtique. L’avoué, à qui je communiquai mon impression, se retourna vers le taupier.

— Vous voyez, maître Jean ? dit-il. Votre cérémonie sent le païen, et a dû être inventée par les druides.

— Possible, dit tranquillement le paysan, la sapience est le lot des vieux.

— Et du malin. Prenez-y garde, maître Jean ; c’est, dit-on, un terrible taupier de chrétiens !

Jean-Marie haussa les épaules, et, prenant un air de tolérance philosophique

— Bah ! dit-il en riant, ce sont les mal rentés en esprit qui lui en veulent d’être trop dégotté[1]. Le diable est comme les pauvres gens ; chacun aboie après lui pour faire le bon chien.

Un moment de silence succéda à cette saillie du taupier. Je pus m’abandonner à l’aise, en marchant, au courant de mes réflexions et de mes souvenirs. Ce n’était pas la première fois que je remarquais dans nos campagnes l’expression de cette étrange sympathie pour l’ange tombé. Que ce soit facilité d’oubli ou naïveté de miséricorde, le peuple a de tout temps montré cette tendance à plaindre le coupable qu’il voit atteint par le châtiment. Il semble qu’à ses yeux la souffrance sanctifie tout, jusqu’à Satan. Aussi, combien de malheureux réhabilités par la tradition ! Le Juif errant lui-même, cette personnification de l’insensibilité éternellement punie, a éveillé la compassion du peuple. La réflexion du taupier m’avait rappelé un guerz breton que je n’ai jamais entendu chanter sans émotion, et qui me paraît un des plus admirables chants de la muse armoricaine, qui en a eu tant d’autres touchans ou sublimes. Il s’agit de deux voyageurs qui se rencontrent près de la ville d’Orléans et qui se saluent, comme c’est l’habitude des vieillards. L’un d’eux est le Juif errant, l’autre un mendiant inconnu qui demande ironiquement à Isaac où il va, et pourquoi sa barbe ruisselle de sueur. Le Juif errant répond :

« — Je suis condamné par Dieu à marcher nuit et jour, parce que j’ai été sans pitié pour un être souffrant. Jamais pour moi de jugement dernier. Hélas ! je ne mourrai pas ! Ce qui fait votre plus grande épouvante serait ma plus grande espérance.

« Quand Dieu aura vanné le genre humain, séparant les bons des méchans, quand le ciel aura eu ses yeux crevés, et que la terre sera déserte, même de la mort, je continuerai encore à errer sur la boule aveugle du monde.

« Naufragé éternel sur ce grand vaisseau de Dieu, j’y continuerai ma course

  1. Dégotté, fin, rusé, qui n’est pas gog.