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à tâtons et avec angoisses. O Jésus ! toujours marcher par la même route ! toujours regarder au-dessus de sa tête dans une nuit sans fin !

« Mais pourquoi ris-tu, mendiant de mauvais cœur ? Où vas-tu ? Quel est ton nom ? Je me croyais l’homme le plus vieux de la terre, et je vois que j’ai trouvé mon pareil.

« — Merci de moi ! répond le mendiant. Tu n’es qu’un nouveau-né. Voilà dix-sept cents ans que tu es sur terre, moi j’y suis depuis cinq mille années.

« Quand Adam, notre premier père, pécha par faiblesse d’esprit, je naquis chez lui. Depuis, ses enfans m’ont toujours nourri, et je pense qu’ils le feront jusqu’à la fin du monde. »

Le Juif errant demande au vieux vagabond comment il se nomme, ce qu’il fait sur la terre, et le vieillard reprend.

« — Mon nom est MISÈRE ! Quant à mon métier, il n’est autre que de tourmenter les hommes. Je suis la tête du mal, le père de toutes les cruautés.

« J’ai labouré le genre humain, comme un champ de terre grasse, au moyen de la faim, du froid, de la soif, de la honte, et j’ai récolté, en guise de gerbes, des larmes, des gémissemens et des malédictions.

« Chaque matin, je fais une promenade dans le monde. Quand j’ai visité sans faute tous les pauvres, je m’achemine vers la porte du riche pour mordre aussi un morceau de sa chair.

« Avec des riches, moi, je sais faire des pauvres. Chez le gentilhomme noble depuis la création, comme chez le marchand, j’ai, pour m’ouvrir la porte, deux bonnes amies ; on les appelle la Vanité et la Paresse. »

À cet aveu du tourmenteur des hommes, le Juif errant s’indigne et s’écrie :

« — Oh ! maintenant, méchant, je te connais, puisque tu es celui qui afflige le monde. Loin de moi, vieux affronteur ! je suis fatigué. Loin de moi, car je ne puis courir pour t’éviter !

« Si j’étais le maître, tu serais mort. Hélas ! tu es encore plus malheureux que moi. Moi, je ne suis sur cette terre que le puni de Dieu ; toi, tu lui sers de bourreau. »

Je ne sais si je me trompe, mais, à part l’élévation poétique des détails, je trouve quelque chose de singulièrement saisissant dans cette espèce de régénération du Juif maudit, frappé pour s’être montré impitoyable envers un Dieu et réhabilité par sa pitié envers les hommes.

Si Béranger a deviné juste en croyant que dans ce supplice

Ce n’est pas sa divinité,
C’est l’humanité que Dieu venge,

il semble qu’après la rencontre chantée par le guerz armoricain, le tourbillon qui emporte Isaac doit s’arrêter, car le châtiment a porté sa récolte, le mystère est accompli, et la souffrance lui a révélé la compassion.