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tour à tour perfectionnée, et, quand je cherche l’idéal où ma raison et mon cœur aspirent, ce n’est point vers le passé que se tournent mes regards, c’est vers l’avenir, que je sens s’élancer mes vœux et mes espérances ; mais, si disposé que l’on puisse être à constater avec sympathie tout ce que notre siècle renferme d’aspirations légitimes, de généreux sentimens, de sève intérieure et de vie, on ne sauraitse dissimuler qu’il est travaillé par un certain nombre de maladies morales dont les symptômes éclatent de toutes parts.

La première que je signalerai, c’est l’affaiblissement visible du sentiment de la responsabilité morale. Ce mal se fait reconnaître à des signes trop certains, et d’abord à cette disposition générale, des hommes de notre temps à charger la société du soin de leur destinée. Les docteurs de la sagesse nouvelle sont venus, et ils ont dit aux hommes : Pourquoi vous consumer en efforts inutiles dans cette arène dévorante où s’agite la concurrence des vocations, des talens, des intérêts ? Pourquoi amasser péniblement, une chétive épargne mise en réserve pour les mauvais jours ? Lutte stérile, prévoyance dérisoire ! Ce n’est point à vous, faibles individus, de vous conserver, de vous diriger, de vous sauver vous-mêmes. Il y a tout près de vous un être merveilleux, dont la puissance est sans bornes, la sagesse infaillible, l’opulence inépuisable. Il s’appelle l’état. C’est à lui qu’il faut vous adresser ; c’est lui qui est chargé d’avoir de la force et de la prévoyance pour tout le monde ; c’est lui qui devinera votre vocation, qui disposera de vos capacités, qui récompensera vos labeurs, qui élèvera votre enfance, qui recueillera votre vieillesse, qui soignera vos maladies, qui protégera votre famille, qui vous donnera sans mesure travail, bien-être, liberté !

Tels sont les dangereux songes dont on a bercé, dont on abuse encore la naïve ignorance des masses laborieuses. On leur annonce pompeusement qu’on veut les affranchir de l’esclavage de la misère, et la première leçon qu’on leur donne, c’est d’abdiquer leur liberté, c’est de la déposer, comme un insupportable fardeau, entre les mains de l’état ou plutôt du personnage fantastique qu’on appelle de ce nom. Ici, qu’on veuille bien ne pas se méprendre sur ma pensée. À Dieu ne plaise que je me porte le défenseur de cette doctrine excessive et impitoyable, que le pouvoir social n’a point à connaître des besoins et des souffrances des citoyens, et qu’enfermé dans un rôle tout défensif et tout négatif, il doit abandonner les faibles à leur destinée ! Je crois au contraire, ainsi qu’un philosophe illustre l’a éloquemment établi[1], je crois que l’état, s’il est avant tout institué pour préserver les citoyens des atteintes de la violence, ne s’élève à. ce qu’il y a de plus auguste et de plus sacré dans son idéal qu’à la condition d’exercer

  1. Justice et Charité, par M. Cousin, page 53.