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un ministère public de protection et de charité ; mais est-ce à dire qu’aucune créature humaine se puisse impunément dispenser d’énergie morale et de sagesse, de modération et de prévoyance ? Est-ce à dire que même destinée puisse être réservée ici-bas à l’homme indolent, léger, dépravé, et au travailleur honnête, économe, infatigable ? Vous qui parlez sans cesse de l’omnipotence de l’état, vous oubliez donc que l’état est un être collectif, lequel n’a de puissance et de ressources que celles des membres qui le composent, et que, si vous voulez avoir un état puissant, il le faut composer, non de stupides ilotes, non d’esclaves despotiquement enrégimentés, mais de mâles et vigoureuses créatures, vivantes et agissantes, éprouvées par la lutte, capables de sentir la grandeur et le poids de la liberté, et qui, au lieu de creuser avec indolence le sillon où les a attachées la main de l’état, s’élancent dans la carrière de la vie avec cette initiative puissante qu’aiguillonne le sentiment de la responsabilité !

Il était digne des sages qui nous ont donné pour beau idéal le despotisme absolu de l’état, d’attacher leur nom à cette autre doctrine, que les droits de chaque individu, dans une société bien ordonnée, sont en proportion, non des mérites, mais des besoins. J’ose dire que jamais plus audacieux et plus insolent défi n’avait été jeté à la raison et à la moralité publiques. Séparer la rémunération de l’œuvre accomplie, c’est retrancher d’un seul coup la liberté et la responsabilité humaines ; c’est ramener l’humanité au-dessous de l’état sauvage. Composez en effet par la pensée une société de créatures entièrement dépourvues de moralité ; ces êtres n’auront pas de devoirs, mais des appétits, et ces appétits seront tous également légitimes. Or essayez d’établir quelque ordre dans une pareille société. Où trouver un principe de hiérarchie, une règle de distribution raisonnable des charges et des bénéfices, sinon dans l’énergie des besoins ? Mais en vérité vous n’aurez pas besoin de vous mettre fort en peine pour, établir cette règle ; elle s’établira toute seule : le plus fort écrasera le plus faible, et, comme dit le fataliste.Spinoza avec une sérénité imperturbable, les gros poissons mangeront les petits[1]. C’est donc à l’état de nature que ces ardens zélateurs du progrès veulent nous faire rétrograder, c’est-à-dire au règne de la force.

La force, voilà l’idole de notre temps ; elle a détrôné la Providence. Qui de nous, si nous voulons être sincères, n’a sacrifié sur l’autel de cette honteuse divinité ? Qui de nous, en présence d’une insurrection triomphante ou vaincue, d’une dynastie qui tombe ou qui se relève, d’une popularité qui disparaît, ne se sent disposé à accepter l’arrêt des faits accomplis ? Certes, l’aveu est triste, mais ce qui peut

  1. Traité théologico-politique, chap. XVI.