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du feuillage. La jeune fille court vers l’endroit d’où partent les sons mystérieux, et revient bientôt vers son compagnon, qu’elle entraîne dans la direction d’un tertre caché par quelques huttes. Là est assis le musicien au milieu d’un cercle d’auditeurs attentifs : c’est un homme encore vigoureux, bien que sa chevelure, blanche comme la neige, indique un âge avancé. La mélodie qu’il fait entendre n’est point une mélodie des îles Sandwich, et on ne reconnaît point dans les traits du vieux barde le galbe écrasé des insulaires de la Polynésie. Les lignes régulières de son visage accusent une autre origine : cet homme est, en effet, un Indien de l’Amérique du Nord, dont la tribu habitait le Massachusetts. Dernier survivant d’une race éteinte, il en redit les gloires d’une voix émue, et à ces Indiens amollis des îles océaniennes il raconte les rudes exploits des Indiens de l’Amérique septentrionale, les chasses à l’ours ou à l’élan sur la savane blanchie par la neige, et, les luttes contre les blancs, dont ses ancêtres entendaient le tonnerre sans pâlir. Il entremêle ses récits des chants de son pays, et les sauvages accens du cor marquent les pauses de cette espèce de narration homérique. Le lieutenant du Collingwood profite d’un moment de silence pour adresser quelques questions au vieux ménestrel, qui ne demande pas mieux que d’y répondre en racontant son histoire. Cette histoire n’a malheureusement rien d’héroïque ni de primitif. Enrôlé de force, après la dispersion de sa tribu, à bord d’un baleinier, l’Indien du Massachusetts n’a pas tardé à déserter son équipage. Dès-lors sa vie n’a plus été qu’une longue suite de sinistres aventures. Chaque île de l’archipel polynésien a tour à tour reçu le matelot fugitif. De concert avec des pirates et des vagabonds de tous pays, il a mené à fin plus d’une sanglante expédition. À Raven’s-Island, par exemple, une troupe de ces brigands de la mer a fait une descente qui a laissé dans l’ame de l’Indien d’ineffaçables souvenirs. On voulait se faire de cette île une nouvelle patrie ; mais il s’agissait avant tout d’en expulser les indigènes. Que font les aventuriers ? Ils commencent par massacrer une partie de la population mâle, et tous ceux qui n’ont pas péri dans le combat sont déportés en pleine mer. On ne laisse dans l’île que les femmes : ce seront autant de compagnes pour les nouveaux maîtres de Raven’s-Island, qui s’éloignent de l’île en se promettant de revenir s’y fixer avant peu. Ils reviennent, en effet, après avoir laissé mourir de faim leurs prisonniers ; mais, à leur retour, un spectacle affreux les attend : il n’y a plus un seul être vivant à Raven’s-Island. À tous les arbres sont suspendus les cadavres des femmes dont ils ont massacré ses époux. Le désespoir a égaré les pauvres créatures qui n’ont pas reculé devant un suicide général. Les meurtriers sont réduits à se remettre en route et à chercher ailleurs la patrie qu’ils avaient rêvée. Depuis qu’il a été acteur dans ce sombre drame maritime, l’Indien déserteur ne connaît plus le repos :