Page:Revue des Deux Mondes - 1850 - tome 5.djvu/346

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fine chaloupe dont elle faisait souvent usage, et bordée de huit avirons, quitta bientôt le môle et commença à donner la chasse à mon canot. L’embarcation de la douane semblait voler sur l’eau, et la mienne marchait fort mal. La corvette anglaise était encore bien éloignée, et je voyais, avec un malaise qu’on doit concevoir, les rapides progrès que faisait la chaloupe : cette chaloupe apportait avec elle la confiscation et la ruine. Comme le naufragé qui sent ses forces s’épuiser et qui jette un regard de détresse sur la terre qu’il n’atteindra pas, je regardais d’un œil consterné le navire de guerre, dont la rangée de canons et les flancs noirs commençaient cependant à surgir de l’eau, mais que je désespérais d’aborder à temps. La chaloupe me gagnait toujours, le danger était inévitable ; un quart d’heure encore, et mes lingots ne m’appartenaient plus. En vain un ancien matelot français, jadis alcade de Guaymas et qui m’accompagnait, homme d’une taille et d’une vigueur herculéennes, se courbait-il sur les longs avirons avec une force à les briser : la quille du canot semblait rivée à la surface de la mer.

— Brigand de canot ! s’écriait-il à chaque instant, un baquet à morues lui ferait honte pour la marche ! Et ces rats-de-cave, continuait-il (il leur tournait le dos sans les voir), gagnent-ils toujours sur nous ?

— D’une manière effrayante ! Dans un quart d’heure, tout sera perdu.

— Vingt barres d’argent à douze cents piastres chacune, total vingt-quatre mille piastres, ou, sans compter le change, cent vingt mille francs… Cela en vaut la peine… C’est que… en ma qualité d’ex-alcade…

— Parlez, lui dis-je, parlez, pour Dieu !

Tout à coup l’ancien justicier de Guaymas poussa une exclamation joyeuse en me montrant la corvette anglaise. Je regardai, mais j’avais les yeux si troublés, que je ne voyais rien.

— Vous ne voyez pas, me dit l’ex-matelot, qu’il y a un mouvement à bord de la corvette ; tenez, voilà qu’on affale une embarcation à la mer, et des matelots s’y précipitent. Ils y gréent une voile. Bravo ! Ah ! ces Anglais, ces Anglais ! s’écriait-il en ramant avec une vigueur enthousiaste.

C’était une chance de salut, mais encore bien faible. L’embarcation anglaise était si loin, l’embarcation mexicaine était si près ! Et cependant le goëland qui rasait de l’aile les flots de la rade ne semblait pas voler plus vite que la chaloupe de guerre poussée par la voile et par les efforts nets, précis de ses dix rameurs. D’un autre côté, le canot de la douane semblait bondir sur le dos de la houle chaque fois que les